Dossier Télédoc, "Le Gone du Chaâba"

, par  Mick Miel , popularité : 9%

Diffusion : dans la nuit du mardi 20 au mercredi 21 février, 01 h 50

Ce gosse du bidonville de la banlieue lyonnaise, c’est aussi Azouz Begag qui, dans un roman autobiographique publié en 1986 aux Éditions du Seuil, relatait son enfance entre l’Algérie qu’il n’a pas connue et la France à laquelle il n’appartenait pas encore, entre la cruauté des baraques de tôle et des terrains vagues et la promesse d’une culture française qui le fascinait. Le film de Christophe Ruggia évoque avec fidélité ce déracinement et cet apprentissage d’une identité nouvelle. Cette enfance, faite de doux rêves et de dures réalités, a nourri la vocation d’un écrivain, aujourd’hui docteur en économie. Le film en retrace les prémices. Le rôle de l’école, celle de « Charlemagne », en laquelle le père analphabète place tous les espoirs de son fils, est ici essentiel.

« Je ne suis pas algérien et je n’ai jamais vécu dans un bidonville, explique le réalisateur Christophe Ruggia. Mais la solitude d’Omar, l’exclusion, autant subie que provoquée, la consolation trouvée auprès des livres, puis l’évasion dans l’écriture... tous ces sentiments qui se bousculent dans la tête d’Omar se sont aussi bousculés, un jour, dans la mienne. » C’est pourquoi le réalisateur a déployé une énergie considérable pour faire son film. Pour sélectionner ses onze jeunes acteurs, il a rencontré près de deux mille enfants recrutés dans les écoles et foyers des banlieues chaudes de Lyon. Puis, ne trouvant pas les crédits sur place, il a dû emmener toute l’équipe tourner à Montreuil.

Les enfants ont beaucoup appris sur ce tournage. Le passé auquel le scénario les a confrontés est celui de leurs parents. « Ils n’avaient jamais entendu parler des bidonvilles, dit le réalisateur. Ils étaient hallucinés lorsque je leur montrais des photos. Pourtant la plupart d’entre eux vivent encore dans une grande misère. » Le tournage a parfois été houleux, mais tous ont travaillé avec acharnement, conscients des enjeux de l’aventure.

Quant aux producteurs du film - Farid Lahouassa et Haïssa Djabri -, ils n’ont pas oublié leur passage dans les bidonvilles de Nanterre. « Le Gone est un récit parfois drôle, mais en même temps, c’est difficile d’avouer tout ça, confient-ils. Ce qui nous intéresse maintenant, c’est de comprendre comment des familles ont réussi à rester structurées malgré l’adversité. »

Pistes à suivre


Un style autobiographique

Le film, comme le livre, se construit dans une succession de tableaux retraçant la vie du Chaâba : le départ pour l’école, les femmes au lavoir, les soirées sans électricité, la cérémonie de circoncision... Le regard que porte le cinéaste sur ces scènes clés est celui de l’autobiographie : la caméra est subjective, c’est l’enfant qui voit et qui raconte. L’identification du spectateur à l’enfant passe par des gros plans de son visage ou de ce qu’il voit. La caméra de Christophe Ruggia privilégie les plans resserrés sur les ruelles des bidonvilles. Ainsi la boue est-elle omniprésente dans le film. Naturelle et familière parce qu’elle appartient au Chaâba ; redoutée lorsque l’on part, tout propre, à l’école ; déprimante lorsque vient la nostalgie du soleil du pays.

Trouver sa voie

Son père le lui a dit : « Tu dois réussir dans la vie, être meilleur que les Français ! » Le jeune Omar doit s’atteler à une lourde tâche : celle de s’intégrer au nom de toute la famille. Le film, comme le livre, construit un univers où les personnages, complices ou opposés, aident le jeune garçon à s’accomplir.

Le père, Abboué (c’est-à-dire « papa » dans le parler des natifs de Sétif), incarne la figure de l’autorité ; il est le chef du Chaâba, puisqu’il en est le propriétaire. Mais lorsque le Chaâba se vide, l’autorité défaille. Les codes culturels qui servaient d’assise à sa parole ne fonctionnent plus : en France, on n’invite pas l’instituteur à dîner et on ne construit rien si on ne maîtrise pas l’écrit. Il ne lui reste plus qu’à s’enfermer dans l’espoir mythique d’un retour au pays natal.

Omar a un frère, Farid, qui est son exact opposé. Celui que le père bouscule sans cesse ; qui ne réussit pas à l’école ; qui est né en Algérie. Le réalisateur a marqué cette opposition dans une scène où les deux frères s’affrontent puis se parlent. Le frère, condamné à l’analphabétisme, encourage alors le cadet destiné à réussir.

L’ami, Hacène, aussi sensible et déchiré qu’Omar, n’a pourtant pas sa force. Il bascule dans la délinquance et le renoncement, accentuant la solitude du jeune héros. Le film insiste beaucoup sur le rôle de cette amitié conçue comme une première rupture.

Mais les femmes ont aussi leur rôle. La mère, toujours là pour consoler, concilier, offrir des plats sucrés, constitue une présence discrète mais indispensable, avec ses erreurs et ses faux pas, symboles de ce qu’il faudra un jour quitter...

Zohra, la sœur, est un double intermédiaire. D’abord entre le monde des adultes et celui des enfants : elle est souvent complice quand il faut affronter le père. Et aussi entre la culture traditionnelle algérienne et la culture française, comme on le voit dans la jolie séquence où elle se maquille maladroitement, en cachette. Et que dire de Yasmina, la jeune beauté séquestrée, sinon qu’elle incarne le symbole d’une grande civilisation disparue et devenue inaccessible. Elle s’évanouit comme elle est apparue, avec la fin du Chaâba.

La naissance d’un écrivain

« Ce qui m’intéresse avant tout dans cette histoire librement adaptée, c’est le parcours initiatique qui, au travers des livres, va donner à Omar, ce fils d’immigrés dont les racines seront à jamais enfouies au cœur des bidonvilles, un regard décalé sur la vie et sur le monde qui l’entoure », explique Christophe Ruggia.

Plus encore que l’école, ce sont les livres qui vont permettre à Omar - et qui ont permis à Azouz Begag - de quitter le Chaâba. On pourra repérer dans le film quelques scènes clés mettant en valeur l’importance du livre et de la lecture. Comme par exemple la scène où Omar explique à son ami Hacène, incrédule, que lire ce n’est pas travailler, ou celle de la décharge publique dans laquelle Omar va trouver son premier dictionnaire. C’est encore de livres dont il est question avec le roman de Jules Verne que la famille lui offre lors de la cérémonie de circoncision, et le manuel scolaire qu’Hacène, désespéré de ne pas réussir à l’école, déchire méthodiquement. Après le désir de lire vient le désir d’écrire, ce que suggère la dernière scène du film. Alors que le film s’arrête à la première rupture, le départ du bidonville, le roman retrace l’installation dans la cité, le changement d’école...

La dernière scène est accompagnée d’un commentaire off d’Omar : « Mon enfance, je l’ai laissée derrière moi. Mais je n’ai plus peur. Maintenant, je vais travailler, lire et écrire. » Ce choix de l’écriture, c’est aussi l’abandon du mythe du retour. Omar voyagera, retournera au pays, mais par le moyen des mots et de la littérature.

Autour du film

Le Gone du Chaâba retrace un fait occulté de notre histoire récente : la condition des immigrés algériens durant ces Trente Glorieuses qui ont suscité un afflux massif de travailleurs venus de l’autre côté de la Méditerranée, avec leurs familles.

Ceux de là-bas

Bouzid, le père d’Omar, est l’exemple type de cet immigré. Originaire du village d’El Ouricia, il a, comme beaucoup d’autres, autant fui le bouleversement d’une société rurale appauvrie, qu’il a cédé aux tentations d’une économie française en pleine expansion. Portugais, Espagnols, Maghrébins fournissent alors l’essentiel d’une main-d’œuvre abondante, très peu qualifiée et bon marché. Profitant de la liberté de circulation dont bénéficient jusqu’en 1962 les « Français musulmans », les immigrés algériens constituent un groupe en nombre croissant : de 210 000 en 1954, ils seront 600 000 en 1965 (date de l’histoire du film), puis 884 000 en 1975. Une évolution que ne contrarient ni la guerre d’Algérie, ni le climat d’hostilité et de racisme qui les accueille et qui ne s’est jamais démenti.

Enfin, contrairement aux premières vagues d’immigration algériennes, celle dont fait partie Bouzid est familiale : femmes et enfants s’installent aussi dans l’Hexagone. Un geste humaniste des gouvernements ? Tout au plus une mesure visant à limiter les sorties de devises. Ce « regroupement familial » avant la lettre ne répond qu’à des préoccupations économiques. Mais l’immigration maghrébine des années soixante demeure majoritairement le fait d’hommes seuls qui, se privant de tout, expédient l’essentiel de leurs revenus au pays.

Des bras pour la France

Bouzid est manœuvre dans le bâtiment : une brève scène du film fait entrevoir la condition de son travail. Les travailleurs maghrébins, en effet, deviennent pour 70 % d’entre eux manœuvres ou OS. La reconstruction du pays après-guerre, puis son développement, ont favorisé l’embauche de la main-d’œuvre immigrée : l’essor de l’urbanisation, l’extension du réseau routier et autoroutier, le boom des industries de transformation (automobile, mécanique...) absorbent alors ces ouvriers sans qualification, recrutés dans leurs campagnes par des rabatteurs, transportés en France, puis répartis selon les besoins des secteurs d’activité. Les régions parisienne, marseillaise, lyonnaise, lilloise, et la Moselle métallurgique sont les principaux pôles régionaux d’immigration. Elles le sont encore largement aujourd’hui.
Les entreprises gèrent à leur gré le travail et le logement de cette main-d’œuvre. Maintenue dans un isolement qui lui interdit toute syndicalisation, soumise au rude régime des trois-huit, celle-ci est trop souvent corvéable à merci.

La crise des années soixante-dix met un terme à cet afflux de travailleurs étrangers. La politique d’immigration prend alors l’exact contre-pied de ce qu’elle fut lors des décennies précédentes. Elle vise au retour dans les pays d’origine selon diverses modalités. D’indispensable acteur de la croissance, le travailleur immigré devient brutalement et injustement l’indésirable par qui le malheur du chômage arrive...

Entre bidonvilles et cités

Quant au logement... Le Chaâba d’Omar n’est pas une exagération. En 1963, 43 % des Algériens de France vivent dans des bidonvilles ! Celui du film, sur les hauteurs de Villeurbanne, ne regroupe que vingt et une familles, mais il faut songer qu’à la même époque, celui de Nanterre, l’un des quatre-vingt-neuf bidonvilles autour de Paris, abrite près de dix mille Algériens. L’absence de politique de logement, l’insuffisance des foyers d’accueil et la cherté des hôtels meublés rejettent les familles maghrébines à la périphérie des villes et les condamnent au ghetto.

Les scènes du film qui s’y déroulent sont éloquentes. Elles disent la marginalité du lieu, la précarité de son habitat et l’indigence matérielle dont souffrent ses habitants. Mais elles dépeignent aussi un bidonville qui reproduit l’ordre spatial des casbahs et vit encore au rythme convivial des traditions religieuses et des solidarités villageoises. Évoqué parfois avec nostalgie, le Chaâba est un lieu de liberté pour les centaines d’enfants qui, comme Omar, y habitent. Ces mondes entre ciel et boue, ces « villes qui n’existent pas », ni acceptées, ni empêchées, c’est, dit-on, de Gaulle, alors président de la République, qui en exigea la destruction : « C’est trop laid, c’est inhumain, changez-moi tout ça ! »

Un vigoureux plan de résorption de l’habitat insalubre, dès la fin des années soixante, aboutit à la construction de « cités de transit » aux baraques de métal, en attendant le relogement des familles immigrées dans d’anonymes HLM. Le film s’achève sur cette nouvelle page de l’histoire des immigrés en terre française : elle ne sera pas moins amère.
Pour en savoir plus

À lire

 ASSOULINE David, LALLAOUI Mehdi (dir.), De 1945 à nos jours, tome 3, Un siècle d’immigration en France, Syros, coll. « Au nom de la mémoire », 1997.

 BEGAG Azouz, Le Gone du Chaâba, Seuil, coll. « Point-Virgule », 2001.

 BEGAG Azouz, DELORME Christian, Quartiers sensibles, Seuil, coll. « Point-Virgule », 1994.

 BENAÏCHA Brahim, Vivre au paradis. D’une oasis à un bidonville, Desclée de Brouwer/CERES, 1999.

 BENGUIGUI Yamina, Mémoires d’immigrés : l’héritage maghrébin, Pocket, 2000.

 LALLAOUI Mehdi, Du bidonville aux HLM, Syros, coll. « Au nom de la mémoire », 1993.

 SAYAD Abdelmalek, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, Autrement, coll. « Français d’ailleurs, peuples d’ici », 1995.

À voir

 "Vivre au paradi"s, un film de Bourlem Guerdjou, Arte vidéo, 1999, VHS stéréo. Au début des années soixante, un père algérien fait venir en France sa femme et ses deux enfants et aspire à quitter le bidonville de Nanterre où ils vivent.

Ce dossier a été réalisé par Anne Henriot, professeur de lettres et de cinéma au lycée Eugénie-Cotton de Montreuil (93), et Loïc Joffredo, professeur d’histoire et géographie au CNDP.

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