Braulio Heras. Simple soldat. Mort le mardi 8 mai 1945." A l’intérieur du cimetière militaire de Phaleron, à Athènes, se dresse un monument dédié aux 3 000 soldats de l’Empire britannique tombés pendant la Seconde Guerre mondiale, lors la libération de la Grèce, de la Crète et de la Yougoslavie. A l’entrée du mémorial figure cette inscription en grec ancien et en anglais : "Nous qui avons combattu pour rendre à la Grèce sa liberté reposons ici dans la gloire éternelle."
Ces renseignements sur cet ancien combattant républicain espagnol ne figurent sur le site Internet d’aucune institution espagnole. Depuis novem-bre dernier, en revanche, on les trouve sur celui de la Commonwealth War Graves Commission* [commission des tombes militaires du Commonwealth], qui a mis en ligne une liste nominative de 1,7 million de soldats morts sous la bannière britannique au cours des deux guerres mondiales. Ces pages sont les plus visitées par les internautes du Royaume-Uni et de ses ex-colonies, devant celles consacrées à la princesse Diana.
DES INFORMATIONS DISPERSÉES ET DIFFICILES D’ACCÈS
Aujourd’hui, alors que l’on célèbre le 60e anniversaire de la fin de la guerre civile espagnole, le moment est venu d’honorer la mémoire des vaincus. Ceux qui poursuivent cet objectif le savent bien : Internet est le support idéal pour compiler un savoir aussi éparpillé et difficile d’accès. L’association Archivo Guerra y Exilio, fondée en mars 1997, sera bientôt présente sur le web**. Dans un premier temps, le site sera chargé de fournir des renseignements sur les exilés, les enfants de la guerre, les Brigades internationales et les victimes de la répression franquiste. Cette page doit "servir de passerelle, de boîte aux lettres, afin de permettre aux survivants, aux chercheurs et aux familles d’échanger des informations concernant le sort des victimes", souligne la directrice de l’association, Dolores Cabra. Elle n’écarte pas la possibilité d’y inclure ultérieurement une liste nominative des personnes victimes des représailles franquistes dans l’après-guerre. Il s’agit d’un travail colossal, auquel participent une pléiade d’historiens. Mirta Nuñez Diaz Balart est ainsi parvenue à établir la liste des 2 663 personnes fusillées dans le seul cimetière de l’Est, à Madrid (aujourd’hui cimetière de La Almudena), entre 1939 et 1944. L’historienne a dû surmonter les obstacles liés à la bureaucratie de la justice militaire et découvrir le code utilisé pour signifier la mort par exécution dans les actes d’enterrement. La question n’est pas dépourvue d’importance puisque les exécutions étaient consignées dans les registres officiels par des euphémismes tels que "traumatisme par arme à feu", "hémorragies multiples" ou encore "mort violente, cause inconnue". Mirta Nuñez est partisane de diffuser sur Internet les conclusions de ses travaux ; les renseignements que pourraient apporter les familles des victimes lui permettraient en effet d’approfondir ses recherches.
130 000 FUSILLÉS ENTRE 1936 ET 1950
Un autre historien, Francisco More-no, a travaillé sur la répression à Cordoue et a dressé un tableau chiffré du phénomène pour l’ensemble de l’Espagne. Les résultats font froid dans le dos. Etant donné que l’on manque encore d’informations sur les décès dits irréguliers et sur le maquis, et que la plupart des études s’arrêtent en 1945, Moreno évalue "au bas mot" le nom-bre de victimes de la répression franquiste entre le commencement de la guerre et le début des années 50 à 130 000 fusillés, un chiffre infiniment plus élevé que celui qu’admettent les vainqueurs. Les historiennes Fernanda Romeu et Mercedes Yusta ont travaillé sur la répression du maquis, identifiant respectivement les victimes des régions du Levant et de l’Aragon. Selon leurs conclusions, la résistance armée s’est prolongée jusqu’en 1952 et a pris des proportions beaucoup plus vastes qu’on ne le pensait jusqu’à présent, comme l’illustrent les rapports de service rédigés quotidiennement par la Guardia Civil.
LA LONGUE ODYSSÉE DES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS
Tous les historiens consultés dénoncent le cauchemar qu’est l’accès aux archives judiciaires de l’armée, l’hermétisme de la Guardia Civil, les conditions déplorables de conservation des dossiers et l’éparpillement des différentes sources d’information sur la guerre civile. L’association Archivo Guerra y Exilio s’est d’ailleurs fixé comme principal objectif de résoudre ce problème. En collaboration avec le ministère de la Culture, elle oeuvre en faveur de la création d’Archives générales de la guerre civile à Salamanque. A terme, celles-ci seront installées dans le palais d’Orellana, un bâtiment en cours de restauration dont l’ouverture est prévue pour la fin de l’année.
Quant à l’identification des personnes tuées pendant la guerre civile dans des opérations strictement militaires, il reste encore beaucoup à faire malgré l’effort de compilation réalisé entre 1979 et 1981 dans le cadre de la loi sur les pensions de guerre. Non seulement les informations sont très dispersées, mais il n’existe aucune liste complète et systématique des noms et prénoms des personnes tombées au combat. Le ministère de la Défense n’envisage pas pour l’instant de mettre ses archives en ligne comme l’a fait son équivalent britannique.
L’initiative de l’association Archivo Guerra y Exilio est la première étape d’un gigantesque travail qui, avec le temps, permettra d’en savoir plus sur les destins tragiques comme celui de Braulio Heras. Originaire de Cordoue, il faisait partie des républicains espagnols engagés volontaires du Queen’s Royal Regiment, qui se sont enrôlés au Caire au début de la Seconde Guerre mondiale. Il était arrivé là-bas comme tant de républicains, après une longue odyssée qui le mena des camps d’internement français jusqu’en Algérie, puis au Liban, avant qu’il n’aille s’enrôler dans les forces britanniques en Palestine. Après avoir combattu en Crète, Heras a été fait prisonnier et déporté dans un camp de concentration en Allemagne. Qua-tre ans plus tard, il trouvait la mort au cours d’un bombardement allié, quelques semaines avant la libération de ses camarades de détention. Honneur à sa mémoire.
Luis Prados et Ignacio Cembrero
El País
Sources : Courrier international n° 438 - 25 mars 1999