Je voudrais préciser, pour commencer, que je ne m’intéresse ni aux animations, ni à l’apprentissage de la lecture. Cela peut paraître paradoxal, étant donné le titre de cette intervention, mais c’est vrai. On se laisse toujours un peu piéger par les mots. Tout le monde ne les emploie pas dans le même sens. Alors je vais les faire un peu glisser vers mes domaines de compétence.
Je ne m’intéresse pas aux animations, mais seulement aux animations lecture. Une animation, en général, consiste à rendre un lieu plus vivant. Louable intention, mais objectif peut-être trop général. Imaginons que, dans une bibliothèque, on fasse venir un clown, ou un prestidigitateur, ou encore... un conteur, et qu’il intervienne dans la salle réservée aux animations, là où il n’y a pas de livres. Ce sera effectivement une animation qui égaiera la bibliothèque. Plus, même, ça fera peut-être venir des spectateurs qui ne fréquentent pas habituellement la bibliothèque. Mais quel sera le rapport avec la principale mission de la bibliothèque faire lire des livres ?
En revanche, si en relation avec cette animation, des livres sont présentés aux spectateurs, que ces derniers sont encouragés à les emprunter -donc à s’inscrire, pour ceux qui ne le sont pas- l’animation change complètement de statut, et devient une animation lecture. Et les animations lecture, cela m’intéresse.
L’apprentissage de la lecture stricto sensu ne m’intéresse pas davantage que l’animation en général. Ce qui m’intéresse c’est, avant l’apprentissage, la familiarisation des enfants avec les livres, la découverte précoce de la notion de récit, la naissance de motivations qui pousseront l’enfant, dans un premier temps, à apprendre à lire, dans un second temps, à lire. Et, après l’apprentissage, dans un premier temps, l’automatisation du décodage, qui va permettre à l’enfant de lire sans trop de difficulté, et de consacrer son attention à autre chose que le B.A. BA ; dans un second temps, l’initiation à la lecture littéraire, dont vient de vous parler Christine Houyel, et qui va permettre à l’enfant de lire d’une façon différente, pas seulement en lecture-suspense, et donc de découvrir de nouveaux plaisirs dans la lecture.
Qu’est-ce qu’une animation lecture ?
Le rôle d’une animation lecture, c’est de faire lire immédiatement des livres, même aux personnes qui ne lisent pas spontanément. Mais beaucoup sont également des animations d’approfondissement qui offrent l’occasion aux enfants de remarquer, puis d’acquérir des « petits savoirs » indispensables à leur progression de liseur.
Cependant, dans tous les cas, les animations lecture correspondent à une définition précise qu’on peut résumer ainsi
1. C’est une activité de médiation culturelle entre des livres et des enfants destinée à réduire l’écart (physique, culturel, psychologique) entre les deux.
2. La nature de la médiation exclut l’obligation de lire imposée par un adulte. Elle consiste au contraire à créer une motivation incitant les enfants à aller vers les livres et les lire.
3. Les deux principales motivations créées par la médiation sont :
– une motivation ludique ; dans ce cas, les livres sont proposés aux enfants dans le cadre d’un jeu (game2) dont la première règle est qu’il est nécessaire de lire pour jouer ; mais nécessité n’est pas obligation (exemples : le point commun, le procès littéraire, le défi-lecture...) ;
– une motivation responsabilisante ; dans ce cas les livres sont proposés aux enfants dans le cadre d’une activité sociale leur confiant une responsabilité vis-à-vis d’autres personnes (exemples : les grands lisent à des petits, les jeunes enregistrent des cassettes pour les aveugles, les jeunes jouent le rôle de mini-bibliothécaires...).
Par exemple, quand on propose un « Point commun » aux enfants, la motivation est manifestement ludique. Mais en même temps, ils découvrent ainsi l’existence de nombreux livres, et sont incités à emprunter celui qui leur plaît, donc à lire. Et ce n’est pas tout, car le point commun choisi permet de les initier implicitement à un petit savoir ; par exemple, le narrateur, ou l’éditeur, ou le genre, etc.
Quand on propose « Les grands lisent à des petits », les grands se sentent responsables vis à vis des petits. Comme ils doivent choisir un album à lire, en bibliothèque, ils découvrent l’ensemble des albums, et ils doivent en lire pour choisir. En même temps, ils acquièrent, en s’entraînant, une capacité à lire sans heurt -ce qui contribue à l’automatisation de l’apprentissage. Et également, ils commencent à distinguer les albums selon les thèmes, la classe d’âge à laquelle ils s’adressent, les types d’illustration, etc.
Et lorsque des enfants jouent au Procès littéraire, animation ludique, ils mettent littéralement en scène la polysémie d’un texte.
J’ajoute que, depuis quelques années, Christine Houyel et moi-même proposons aux médiateurs des « consignes » de lecture à soumettre aux jeunes lecteurs, avec une approche à la fois ludique et rigoureuse, qui permet aux enfants de découvrir, en adoptant l’attitude du chercheur, ce qui fait la particularité, l’originalité de tel ou tel livre. Je vous renvoie là-dessus à "Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse", chez Hachette-Éducation, et à Histoires pour lire, qui vient de paraître chez PEME Mango.
De l’efficacité des animations lecture
J’ai dirigé une première recherche parue à I’INRP sous le titre : "Comportement de lecteur d’enfants du CM2". Mon équipe de recherche a suivi, pendant une année scolaire, 200 enfants de CM2 répartis dans dix classes de cinq régions différentes. En particulier, les enfants remplissaient quotidiennement un « Répertoire de lecture » qui nous a permis de suivre au jour le jour ce qu’ils lisaient, en classe ou en dehors. Puis nous avons mené des interviews, auprès des enfants non lecteurs et grands lecteurs, auprès de leurs parents, et auprès de tous les enseignants concernés. Dans plusieurs classes, nous avons fait introduire trois animations lecture, « la ronde des livres », « Le point commun », « Les grands lisent à des petits », les autres classes servant de classes témoins.
L’expérimentation réalisée en CM2 a montré que les enfants lisent beaucoup plus de livres dans les classes qui pratiquent beaucoup d’animations lecture, que dans celles où elles sont moins pratiquées, ou pas du tout. Et ceci quel que soit le critère pris en compte : nombre de romans, nombre de livres (incluant donc aussi BD, documentaires, albums), nombre de pages... Par exemple, les deux classes où, en moyenne, les enfants lisent le moins de livres, sont une classe sans aucune animation lecture, et une classe où l’on pratique principalement la lecture suivie (dont les critères ne correspondent pas à la définition de l’animation lecture). Dans ces deux classes, en moyenne, les enfants ont lu de 1 à 3 romans, intégralement, de 3 à14 livres (dans l’une des deux classes, les enfants lisent des BD), et de 500 à 1000 pages.
La classe où les enfants lisent le plus (il y en a trois autres non loin derrière), est celle où l’enseignant a introduit le plus d’animations. En moyenne, ses élèves ont lu, dans l’année : 15 romans, 42 livres, 3000 pages. Dans cette classe, les animations lecture étaient presque quotidiennes, à raison de quelques minutes à chaque fois, en moyenne (la plus courte a duré deux minutes, la plus longue deux heures et demie). On a pu repérer 12 animations différentes, intitulées : heure du conte (généralement en rapport avec des albums et non des contes, tout comme dans les bibliothèques qui utilisent ce terme), bourse aux livres, ronde des livres, coureurs de livres, safari livres, enregistrer un livre, point commun, des grands lisent à des petits, etc.
Il a été également possible de montrer que ces animations lectures, si elles profitent en priorité aux déjà grands lecteurs (les innovations profitent toujours d’abord à ceux qui n’en auraient pas besoin), ont une influence positive non négligeable sur les faibles lecteurs.
J’insiste sur le fait que cette recherche ne répertoriait pas les lectures effectuées en classe, mais l’ensemble des lectures individuelles faites par chaque enfant, dans tous ses lieux de vie, grâce au « Répertoire de lecture » rempli quotidiennement. Ce qui a permis également de reconstituer les profils de lecteur. L’une des caractéristiques de ces profils mérite d’être noté ici : la distance qu’un enfant est prêt à parcourir pour se procurer des livres paraît proportionnelle à sa quantité de lecture. Les très petits lecteurs prennent surtout les livres chez eux (où il n’y en a guère) ; les moyens lecteurs s’alimentent à la BCD ; seuls les grands lecteurs se procurent essentiellement leurs lectures à la bibliothèque municipale. Mais il faut ajouter que plus on propose des livres différents aux enfants, à l’école, dans le cadre d’animations lecture, plus ces enfants sont nombreux, ensuite, à s’inscrire à la bibliothèque municipale, comme s’ils voulaient accéder à davantage de livres encore.
Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’évaluer, par questionnaire, l’efficacité du "Prix Goncourt des lycéens" -une animation lecture authentique, qui correspond à la définition supra-, et pratiquement tous les enseignants ont donné des exemples d’adolescents qui, précédemment, ne lisaient pas et qui, dans le cadre de cette opération, ont lu cinq, six, ou dix des onze romans sélectionnés.
J’ai dirigé une seconde recherche qui paraîtra prochainement à l’INRP sous le titre : "La réception de la littérature de jeunesse par les enfants". Cette fois, 96 enfants ont été concernés, du CE1 à la classe de 5e -12 par niveau, répartis dans de nombreuses classes. Pour choisir les enfants, nous avons demandé aux enseignants ou documentalistes de nous indiquer, à égalité, des filles et des garçons aimant lire, et des filles et garçons n’aimant pas lire.
Nous avons mené deux entretiens avec chaque enfant. Lui présentant, lors du premier entretien, un livre (nous avions sélectionné une quinzaine de livres pour la jeunesse que nous avons analysés et fait analyser par des universitaires, de façon à répertorier les effets programmés), avant de l’interroger sur son comportement de lecteur. Lors du second entretien, les questions portaient sur le livre que nous lui avions laissé -et qu’il n’était pas obligé de lire.
Tous les entretiens ont été enregistrés, transcrits, et ont donné lieu ensuite à une étude de contenu.
Même si l’objet central de cette recherche concerne la réception des livres par les enfants, elle nous a permis de confirmer certains constats antérieurs.
Sur les 96 enfants que nous avons rencontrés, 57 (presque 60 %) témoignent d’activités que nous avons considérées à priori comme ressortissant aux animations lecture. Celles dont ils témoignent le plus souvent sont :
– Présentation de livres (parfois des nouveautés) par les enseignants, des intervenants, ou les enfants eux-mêmes. Cette activité se déroule en classe, à la BCD, au CDI, ou à la bibliothèque municipale. Les enfants ont la possibilité d’emprunter ensuite les livres. Cette activité s’apparente à l’animation lecture intitulée « la ronde des livres », que beaucoup de bibliothèques municipales pratiquent. 26 enfants parlent de cette activité.
– Le défi lecture -l’animation lecture la plus pratiquée en France depuis une quinzaine d’années. 10 enfants parlent de cette activité.
– Lecture publique de livres, le plus souvent par l’enseignant ou un intervenant, parfois par des enfants. Ce type d’activité s’est développé à la suite de la parution du livre de Daniel Pennac, "Comme un roman" (Gallimard, 1992), qui le pratiquait avec ses élèves de lycée. Beaucoup d’enseignants et de bibliothécaires l’ont imité, avec des élèves de tous les niveaux, et une association qui fait appel aux retraités propose aux écoles des interventions du même type. Nous ignorons si cette pratique est efficace ou non pour faire lire les jeunes, car à notre connaissance elle n’a pas été évaluée. 6 enfants parlent de cette activité.
– Les enfants participent à un Prix littéraire dont ils sont les jurés. Dans ce cas une liste de livres est proposée dans la circonscription, la ville ou le département, et chaque lecteur sélectionne son lauréat. 4 enfants parlent de cette activité.
Des enfants témoignent aussi d’autres activités, citées une seule fois : une animation sur le roman policier, un temps de lecture prévu avec répartition des enfants selon leur compétence de lecteur, le coca littéraire, le parcours diversifié. Plusieurs parlent aussi de rencontres avec des écrivains, souvent liées à une autre animation. Et deux enfants évoquent une exposition de livres, en classe, pour l’un, au CDI (des nouveautés) pour l’autre.
Ces témoignages émanent de tous les enfants, quel que soit leur « profil de lecteur ». Nous savons, cependant, pour avoir recoupé les déclarations d’enfants qui sont dans la même classe que, fréquemment, une activité citée par l’un ne paraît pas exister pour l’autre. Qui plus est, à partir de ce que disent les enfants, nous n’avons pas toujours la possibilité de savoir si une activité particulière est pratiquée régulièrement, ou si elle ne l’a été qu’une seule fois. Nous ne pouvons donc tirer aucune conclusion quantitative quant aux pratiques des enseignants, et ce n’est pas là notre intention.
Parfois, la façon dont les enfants témoignent de certaines de ces activités nous incite à penser que, même si elles ont été inspirées par des animations lecture, elles sont en partie scolarisées, soit parce que contraignantes, soit parce que notées, soit parce qu’une fiche de lecture obligatoire accompagne la présentation facultative d’un livre. Néanmoins, même dans ces conditions, il semble que, dans la mesure où ces activités permettent de faire aux enfants une offre de lecture variée, elles les incitent à lire. Beaucoup de ces activités sont cependant des animations lecture authentiques, et les enfants témoignent fréquemment de leur efficacité. Voici quelques exemples recueillis en Alsace.
Dominique (CEl, village alsacien, parents mécanicien et employée), parle d’une activité réalisée dans la BCD de son école, en demi-groupe, avec « la dame de la BCD », cette dernière présentant des livres. Dominique dit qu’elle « aime bien » cette activité, et elle a même emprunté l’un des livres présentés, Le loup qui avait peur de tout, ce qui confirme l’influence positive de ce type d’animation lecture. C’est un des deux titres qu’elle cite quand on lui demande quels livres elle a lus. L’autre titre cité est celui d’un roman, La petite maison dans la prairie, qu’elle « a pris à la BCD à cause du film à la télé », et qu’elle a trouvé « plus facile à lire », sans doute parce qu’elle connaissait déjà l’histoire et les personnages. En l’occurrence, quand les enfants relient un film et le roman dont il est adapté, cela fonctionne comme une animation lecture.
Joris (CEl, village alsacien, parents électricien et SP), qui est dans la même classe que Dominique, évoque la même activité, et précise à la fois la liberté de lire et l’efficacité de l’animation : « Y’a une dame qui nous en présente à la BCD. C’est des livres qu’elle montre ensemble. Mais après on choisit ce qu’on veut lire. Elle nous aide pas. Moi je choisis un livre qui me plaît ».
Stéphane (CEl, autre village alsacien, parents orienteur de bus et SP), dit plusieurs fois, au cours du premier entretien, qu’il aime lire. Cependant, il ne cite que des collections de BD, son résumé d’un « Astérix » est peu convaincant, et sa réception de l’album que nous lui avons proposé se révèle par la suite peu performante. Manifestement Stéphane a encore bien des difficultés à lire. Pourtant il cite également un titre de roman au cours du premier entretien Mystère et chocolat. Il vient de le terminer et son témoignage nous paraît fiable. Au cours du second entretien, Stéphane manifeste une certaine angoisse quant à la lecture des « grands livres », et cela paraît en relation avec les romans policiers « moi je suis en train d’oublier un roman policier parce qu’il y a des mots difficiles dedans, il est long en plus (...) et moi j’aime pas lire, pas trop ».
Or, précédemment, Stéphane a évoqué une animation : « Avec une dame qui nous a dit il faut faire un portrait robot, on lit des... Il faut qu’on fasse un bureau de détective donc on lit des livres policiers, des romans policiers ».
Cette dame exerce-t-elle une contrainte, comme le suggèrent les propos de Stéphane ? Nous ne le pensons pas car lorsque l’enquêtrice lui demande s’il va en lire un autre, il répond : « On peut encore choisir, j’ai pas encore choisi ». Il semble donc que les enfants aient le choix de lire ou de ne pas lire les livres proposés, ce qui exclut la contrainte. D’ailleurs Karine, qui est dans la même classe, utilise également le verbe « choisir », pour évoquer les romans policiers mis à la disposition de la classe.
Grâce à cette animation, Stéphane a lu son premier roman. Il en a aussi mesuré les difficultés. Peut-être n’était-il pas encore tout à fait prêt à franchir ce seuil, mais on peut penser également que l’animation l’a encouragé à le faire.
Adrienne (CMl, village alsacien, parents techniciens), évoque ce qui se passait quand elle était au CE2 le maître leur lisait le début d’un livre et demandait qui voulait l’emprunter. « Tout le monde criait "Moi !" », dit Adrienne.
Dans la classe de Sandra (CM2, village alsacien, parents électricien et fleuriste), la maîtresse présente régulièrement des livres. L’influence positive de cette animation, mais également, sans doute, de la pédagogie pratiquée plus généralement, transparaît dans ce propos de Sandra « J’aime bien lire des collections, mais la maîtresse m’a appris à lire dans toutes les collections ». Ce qui ne peut que favoriser son passage de « démarreuse » à « déjà lectrice ».
Marie (6e, collège alsacien, parents mécanicien et éducatrice), qui lit beaucoup, semble bénéficier d’un milieu scolaire favorisant. Parlant de l’année précédente, elle évoque une rencontre avec un écrivain. Pour l’année en cours, elle indique comment sa professeur de français répartit clairement les activités de lecture « Euh, des fois elle nous prête des livres, on n’est pas obligé de les lire, mais elle dit : "Si vous les prenez, vous les lisez, sinon vous ne les prenez pas", mais quand on lit en classe, c’est clair qu’on est obligé de lire ».
Les propos rapportés par Marie équivalent à une règle du jeu pour les livres prêtés. Et comme le précise ensuite Marie, il s’agit bien d’une animation puisque l’enseignante présente les livres à la classe. Ces livres, « il y en a du CDI, il y en a qui sont à elle, ce sont ses livres personnels ».
Du côté de la lecture scolaire, Marie précise : « On prend un livre de travail et il y a des textes, et il faut chercher le sujet... on est obligé de le faire ».
La contrainte ainsi circonscrite apparaît d’ordre institutionnel, et ce d’autant plus clairement que la présentation de livres, parallèle, n’entraîne pas l’obligation de lire.
Jérémy (5e, collège alsacien, parents mineur et ATSEM), cite, comme livres lus, trois titres du type épistolaire qui font manifestement partie d’une animation (Lettres d’amour de O à 10, Bal à Espélette, et Signé Lou). En outre, il a rencontré l’un des auteurs l’année précédente. Or la façon dont il répond à la question sur la contrainte à lire met en évidence le déplacement de l’obligation vers une règle du jeu, dans les animations lecture.
« Jérémy : Obligé ? Ben, des fois, il faut en lire le plus possible, comme on fait un défi lecture, pour en savoir le plus possible et savoir :« L’enquétrice. Là, tu te sens un peu obligé de lire ?
« Jérémy : C’est pas que je me sens obligé, mais...
« L’enquétrice : Tu te forces un peu ?
« Jérémy : Oui, des fois, quand il fait beau comme ça, on aimerait sortir mais il faut qu’on les termine rapidement ».
Dans le défi lecture, les participants reçoivent des questions d’une autre classe, sur les livres (et ils en élaborent également). L’expression de Jérémy, « en savoir le plus possible », renvoie certainement au fait d’être prêt quand les questions arriveront.
Comme on peut le constater, la motivation ludique qui caractérise cette animation lecture provoque une forme d’auto contrainte à lire (pour pouvoir jouer), tout à fait similaire à la décision volontaire que prennent les enfants quand ils passent au profil de « démarreur ». Et l’on peut penser que Jérémy est sur cette voie.
Dans la recherche précédente, nous avons démontré que la pratique régulière des animations lecture a une influence positive sur la quantité de lecture des élèves de CM2, profitant d’abord aux « déjà lecteurs » et « démarreurs », mais également, d’une façon non négligeable, aux « stagneurs ».
Dans cette recherche-ci, nous avons constaté que les « stagneurs » se trouvent surtout dans les classes qui pratiquent une pédagogie traditionnelle de la lecture caractérisée par l’obligation de lire (manuel, « lecture suivie », en particulier), tandis que les enfants qui aiment lire bénéficient souvent d’animations lecture (présentation de livres, « défi lecture », en particulier).
Bien que nous ne puissions pas parler de corrélation puisque notre mode d’enquête ne nous permet pas une approche quantitative, ces observations vont dans le même sens que nos constats précédents.
La problématique des animations lecture en bibliothèque
Tout ce qui précède concerne principalement les établissements scolaires. Cependant, la même problématique concerne tout autant les bibliothèques.
Dans le cadre de la maîtrise de littérature de jeunesse enseignée à distance, initiée par l’Université du Maine, les étudiants doivent faire un stage de 15 jours, et en témoigner dans un compte-rendu faisant l’objet d’une soutenance. Beaucoup ont effectué leur stage dans des bibliothèques, un peu partout en France et dans les DOM-TOM. En lisant les comptes-rendus, nous avons constaté que la plupart des bibliothèques font des animations, mais toutes ne peuvent être qualifiées d’animations lecture. Et, souvent, ce sont les bibliothèques qui ont le plus d’activités diverses, ouvertes sur la société, qui veillent à ce que chaque action soit en prise directe avec les livres, alors qu’un regard superficiel donne l’apparence d’un éparpillement d’activités.
Néanmoins, après avoir passé en revue de nombreux comptes-rendus, on se rend compte que presque toutes les animations lecture pratiquées dans les bibliothèques ou à l’extérieur des bibliothèques, par les bibliothécaires, dérivent soit de l’heure du conte, soit de la ronde des livres, soit de la bibliothèque de rue. Des animations lecture à part entière, qui permettent de présenter des livres variés, mais qui restent cependant limitées à une simple offre de lecture -mission traditionnelle des bibliothèques.
En outre, dans un certain nombre de cas, la lecture de l’adulte se substitue à la lecture personnelle de l’enfant, car beaucoup des animations pratiquées reviennent à lire des livres aux enfants. Or si, comme vous l’avez constaté, cette pratique permet à certains enfants d’entrer plus facilement, par la suite, dans les livres qui leur ont été lus, beaucoup d’autres se contentent d’être auditeurs, et en restent là. Et comme, contrairement aux animations lecture dont j’ai parlé précédemment, l’efficacité de ces pratiques-ci n’a jamais été évaluée, je ne puis en dire davantage là-dessus.
Je voudrais cependant extrapoler aux bibliothèques un certain nombre de choses concernant l’école.
Il y a principalement deux critères qui différencient l’école de la bibliothèque. En premier lieu, à l’école, il y a tous les enfants, même les pires lecteurs. En revanche, ne fréquentent la bibliothèque, que les enfants déjà lecteurs. Ce qui explique pourquoi l’une des préoccupations des bibliothèques est d’accroître le lectorat et, comme vous le savez, cela passe nécessairement par des actions particulières : faire venir des classes à la bibliothèque, intervenir en dehors de la bibliothèque, sensibiliser les parents, etc.
Le second critère concerne les livres. À la bibliothèque, on trouve un fonds de littérature de jeunesse impressionnant, et les bibliothécaires le connaissent bien. Tandis qu’à l’école, c’est loin d’être le cas. D’où les différents plans lecture initiés par le ministère de l’Education nationale depuis 1990.
Toutefois, au-delà de ces différences, les missions de l’école et des bibliothèques me semblent de plus en plus coïncider. Initier les enfants aux multiples petits savoirs nécessaires à leur progression de lecteurs, familiariser les faibles lecteurs avec les livres et leur donner le goût de lire, favoriser l’accès des enfants à la lecture littéraire, à des modes de lecture plus approfondis, ce n’est pas seulement la mission de l’école (je renvoie là-dessus aux dernières 10 pour l’école primaire, de février 2002) ; ça me parait tout autant la mission des bibliothèques.
Or les bibliothécaires n’ont pas été formés à assumer cette mission particulière, qui est cependant implicite dans leur mission principale. Car, en fait, c’est la vision qu’on a de la lecture qui a évolué ces dernières années ; il ne s’agit donc pas d’une mission nouvelle, mais d’un recadrage de la mission consistant à faire lire les jeunes.
Ce recadrage me paraît pouvoir se décrire en trois types d’actions : 1) faire venir à la bibliothèque les enfants qui ne la fréquentent pas ; 2) les fidéliser ; 3) initier tous les lecteurs à des types de lecture approfondis, de façon à les rendre aptes à poursuivre seuls leur cheminement.
Pour ces actions, les bibliothèques disposent d’atouts importants. L’important fonds de livres, et la compétence des bibliothécaires, en premier lieu. Ce qui signifie que pour organiser une animation lecture, ces dernières gagnent énormément de temps.
En second lieu le fait que, dorénavant, dans presque toutes les bibliothèques, on reçoit des classes entières -et que dans un nombre de bibliothèques non négligeable, on intervient aussi directement dans les écoles ou les lieux de loisirs et de vacances, là où se trouvent tous les enfants. Encore faut-il profiter de cette occasion pour réaliser des animations lecture suffisamment efficaces pour donner aux non lecteurs le désir de commencer à lire et, à terme, de revenir seuls à la bibliothèque.
En troisième lieu, le statut municipal ou départemental des bibliothèques favorise les conventions d’action avec de multiples structures, ce qui permet d’intervenir là où se trouvent les enfants.
Un peu de science-fiction pour terminer
J’imagine très souvent ce qui pourrait être fait, dans les bibliothèques, pour favoriser ce que je viens de définir. Souvent, cela ne demanderait que peu de préparation -pas davantage que pour une ronde des livres, par exemple.
En vrac, quand des classes viennent à la bibliothèque, pourquoi ne pas organiser un point commun, un safari lecture, un domino des livres, un clip théâtral, un jeu du portrait, le livre éclaté, ou un tour du monde en 80 livres ?
Plus encore, on peut créer, à partir d’animations lecture, un pont permanent entre la bibliothèque et d’autres institutions. Par exemple, un procès littéraire initié par la bibliothèque, préparé dans un ou plusieurs collèges ou écoles, et jugé publiquement à la bibliothèque.
Ou un Prix décerné par les lecteurs, préparé par la bibliothèque, réalisé dans les écoles ou collèges, mais avec des séances de débat publics à la bibliothèque (cela s’est déjà pratiqué).
Ou des grands lisent à des petits, préparé à l’école, et réalisé à la bibliothèque avec un public de passage.
Ou un mini-apostrophes préparé dans des centres de loisirs et réalisé à la bibliothèque.
Ou encore un accroche-télé réalisé par des enfants à la bibliothèque et exporté dans les établissements scolaires.
Et aussi un concours lié à la venue d’un écrivain, par affiches comprenant chacune une question sur un de ses livres, exposées à la bibliothèque, mais réalisées ailleurs.
Sans oublier la question publique qui peut être pratiquée chaque mois.
Mais je l’ai dit plus haut : c’est de la science-fiction !