Notre personnage central, le prince Prospero, mérite d’être un peu creusé. Égoïste, esthète, jouisseur, pervers voire sadique, ... chacun y voit un peu ce qu’il veut y voir. Toutefois, sans abandonner ces aspects, il me semble qu’existe aussi une direction bien plus prometteuse : faire de Prospero un personnage prométhéen.
Petit rappel historique et philosophique
Dans la mythologie grecque, Prométhée, est un Titan. Il est surtout connu pour avoir créé les hommes à partir de restes de boue transformés en roches, ainsi que pour le vol du « savoir divin » (le feu sacré de l’Olympe) qu’il a caché dans une tige et qu’il rendit aux humains. Courroucé par sa ruse, Zeus, le roi des dieux, le condamna à avoir le foie dévoré par un aigle et être enchainé sur le mont Caucase ou dans l’Atlas.
En philosophie, le mythe de Prométhée est admis comme métaphore de l’apport de la connaissance aux hommes :
– Il rapporte comment ce messager divin ose se rebeller, pour voler (contre l’avis des dieux) le Feu sacré de l’Olympe (invention divine symbole de la connaissance) afin de l’offrir aux humains et leur permettre de s’instruire.
– Il est aussi évocateur de l’hybris (la force démesurée), la folle tentation de l’Homme de se mesurer aux dieux et ainsi de s’élever au-dessus de sa condition.
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Prométhée de Goethe)
Prométhée est un poème et un fragment dramatique de Goethe écrit entre 1772 et 1774, publié pour la première fois en 1789 après une édition anonyme et non autorisée en 1785. Dans ce poème, le personnage mythologique de Prométhée s’adresse à Dieu (Zeus) pour l’accuser et exprimer sa haine.
PROMÉTHÉE, dans son atelier.
Ô Jupiter ! couvre ton ciel de nuages, et, comme l’enfant qui abat les têtes des chardons, exerce-toi sur les chênes et sur les cimes des montagnes, mais laisse subsister ma terre et mes cabanes, que tu n’as point bâties, et mon foyer, dont tu m’envies la flamme.
Je ne connais rien sous le soleil de plus pauvre que vous autres dieux ! Vous nourrissez misérablement votre majesté d’offrandes et d’encens, et vous seriez réduits à mourir de faim, n’étaient les enfants et les mendiants, pauvres fous, qui se repaissent d’espérances.
Quand j’étais enfant, je ne savais nulle chose ; je tournais vers le soleil mon œil égaré, comme s’il y avait eu par delà une oreille pour entendre ma plainte, un cœur comme le mien pour compatir à l’affligé.
Qui me vint en aide contre l’orgueil des Titans ? Qui me sauva de la mort, de l’esclavage ?… N’as-tu pas tout accompli toi-même, ô cœur saintement enflammé, et, jeune et bon, tu rendais, dans ton erreur, de ferventes actions de grâces au dormeur de là-haut !
Moi, t’honorer !… Pourquoi ?… As-tu jamais apaisé les douleurs de l’opprimé ? As-tu jamais essuyé les larmes de l’affligé ? Qui m’a forgé un cœur d’homme ? N’est-ce pas le temps tout puissant et le destin éternel, mes maîtres et les tiens ? Croyais-tu peut-être que je dusse haïr la vie, fuir dans les déserts, parce que toutes les fleurs de mes rêves n’ont pas fructifié ?
Ici je réside, je crée des hommes à mon image, une race qui me soit semblable, pour souffrir, pour pleurer, pour vivre et se réjouir et te dédaigner, comme je fais. (Mercure paraît pour proposer encore un accommodement.)
Le texte complet en ligne : http://fr.wikisource.org/wiki/Prom%C3%A9th%C3%A9e_%28Goethe%29
Prométhée de Heiner Müller
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Don Juan, un personnage prométhéen
« Don Juan vit dans la jouissance de l’instant présent et s’impose comme l’individu s’opposant au Dieu qui l’a créé. Il incarne la puissance du désir érotique en s’opposant à la morale chrétienne qui exige que le mariage précède et encadre la satisfaction de ce désir. Don Juan représente la toute-puissance de l’individu face non seulement à toute oppression mais plus encore face à toute forme d’autorité, qu’elle soit divine ou sociale. »
Source : http://www.artmony.biz/t2345-don-juan-le-mythe-litteraire
3/ Le sens commun retient surtout l’aspect sensuel de ce séducteur impénitent, et pourtant c’est d’intellect et de volonté de savoir qu’il est plutôt constitué : devant les mystères sacrés, la comédie sociale, Don Juan exerce le pouvoir décapant de l’insolence et de la raison. Si peu sensuel d’ailleurs qu’on a pu arguer de son impuissance, tant il butine et court sans jamais consommer ! Don Juan, c’est la mobilité, l’impermanence de l’instant contre tout ce qui le fige, dogmes et institutions, jusqu’à ce que, précisément, il bute contre un Commandeur de pierre. Chaque époque a pu revendiquer son Don Juan : libertin ou "grand seigneur méchant homme" à l’aube des Lumières, il incarne davantage avec les Romantiques la solitude et l’inquiétude métaphysique avant de figurer plutôt pour nous l’artisan d’une liberté conquise à la barbe des Dieux.
Source : http://www.site-magister.com/grouptxt5.htm#djuan
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Don Juan ou le festin de Pierre Molière
Le texte
Acte V
Scène IV
Dom Juan, Sganarelle
Sganarelle
– Monsieur, quel diable de style prenez−vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant. J’espérais toujours de votre salut ; mais c’est maintenant que j’en désespère ; et je crois que le Ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur.
Dom Juan
– Va, va, le Ciel n’est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les hommes...
Sganarelle
- Ah ! Monsieur, c’est le Ciel qui vous parle, et c’est un avis qu’il vous donne.
Dom Juan
– Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende.
Scène V
Dom Juan, un Spectre, en femme voilée, Sganarelle
Le Spectre
– Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue.
Sganarelle
– Entendez−vous, Monsieur ?
Dom Juan
– Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.
Sganarelle
– Ah ! Monsieur, c’est un spectre : je le reconnais au marcher.
Dom Juan
– Spectre, fantôme ; ou diable, je veux voir ce que c’est. (Le Spectre change de figure et représente le Temps avec sa faux à la main.)
Sganarelle
– O ciel ! voyez−vous, Monsieur, ce changement de figure ?
Dom Juan
– Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit. (Le Spectre s’envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.)
Sganarelle
– Ah ! Monsieur, rendez−vous à tant de preuves, et jetez−vous vite dans le repentir.
Dom Juan
– Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis−moi.
Molière, Dom Juan, acte V, scènes 5-6.
La Statue
– Arrêtez, Dom Juan : vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi.
Dom Juan
– Oui. Où faut-il aller ?
La Statue
– Donnez-moi la main.
Dom Juan
– La voilà.
La Statue
– Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
Dom Juan
– Ô Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah !
Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé.
Sganarelle
– Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n’y a que moi seul de malheureux. Mes gages ! Mes gages ! Mes gages !
Le texte complet en ligne : http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre339.html
Une adaptation filmée de la pièce de Molière : Dom Juan ou Le Festin de Pierre (1965) - Marcel Bluwal
http://youtu.be/RbDGdlcLJLU?t=1h39m22s
Charles BAUDELAIRE, imagine la suite dans un poème
Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine
Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l’oeil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
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Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
*****
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
*****
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
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Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
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Dans la Nuit de Valognes, Eric-Emmanuel Schmitt démystifie Don Juan.
Ce n’est plus le Dieu vivant du libertinage insensible à la douleur humaine,c’est un homme pétri de doutes qui vit les affres de l’amour dont le Don Juan de Molière était exempt.
« Ce soir, Don Juan va venir. Il ne sait rien, il croit se rendre à un bal, mais nous, cinq femmes, cinq femmes qu’il a bafouées, cinq femmes défaites que la mémoire torture, que le passé supplicie, cinq femmes ici ce soir le jugeront et le condamneront. Cette nuit, nous ferons le procès de Don Juan »
C’est ainsi que la Duchesse de Vaubricourt annonce son stratagème aux cinq femmes qu’elle a réunies, afin de condamner Don Juan à épouser sa dernière victime après un improbable procès qui tourne vite à la catharsis, et qui constitue le sujet de « la Nuit de Valognes ». La première pièce de théâtre d’Eric-Emmanuel Schmitt dresse le portrait d’un Don Juan vieillissant, assagi, même si le vieux lion rugit encore lorsqu’il est piqué au vif, comme c’est le cas dans la scène 3 de l’Acte II quand il retrouve la petite Angélique de Chiffreville qu’il devrait épouser :
La Petite :
– A quel Don Juan ai-je affaire… celui qui m’a aimée ou celui qui m’a quittée ?
Don Juan :
– C’est le même. Femelles ! Femelles ! … Cette mauvaise foi qui est le fumet de vos égoïsmes !… Quelqu’un vous flatte et prétend vous aimer ? Il est dans le vrai ! Il vous délaisse, il part, il ne vous aime plus ? C’est qu’il se trompe ! Il ne te viendrait pas à l’idée qu’un séducteur cherche quelque chose qu’il a définitivement obtenu une fois que tu t’es bêtement laissé séduire ? Il n’y a pas de raison de rester : la viande est morte !
La Petite :
– S’il a recommencé ailleurs, s’il erre sans cesse en se cognant de femmes en femmes, c’est qu’il ne trouve pas ce qu’il cherche, parce qu’il ne sait même pas ce qu’il cherche.
Don Juan :
– Et que chercherait-il qu’il ne trouverait donc pas ?
La Petite :
– Cette question !… L’amour bien sûr.
Don Juan :
– Voilà, le mot est prononcé, tu as tout dit : l’amour ! Pauvre fille, à soixante ans tu diras « Dieu » comme tu as dit « l’amour » à vingt, avec les mêmes yeux, avec la même foi, le même enthousiasme. C’est bien une femme qui parle.
La Petite :
– Et c’est bien un homme qui raille ! Reconnaître qu’on a un cœur, un cœur insatisfait, un cœur brisé : quel déshonneur ! Comme si le fait de pisser debout était incompatible avec les sentiments ![…]
Don Juan :
– Pourquoi vous êtes-vous mis en tête que je cherchais quelque chose ? Je ne cherche rien, je prends, je cueille les pommes sur l’arbre et je les croque. Et puis je recommence parce que j’ai faim. Vous appelez ça une quête ? Je dois avoir trop d’appétit pour vous : ma bouche a voulu goûter tous les fruits, toutes les bouches, et diverses, et variées, des dodues, des humides, des tendres, des fermées, des ouvertes, la bouche étroite de la prude, les lèvres rentrées de la sensuelle, la lippe épatée de l’adolescente, j’ai tout voulu. Les hommes m’envient, petite, parce que je fais ce qu’ils n’osent pas faire, et les femmes m’en veulent de ce que je leur donne du plaisir à toutes. A toutes !
La petite :
– Sornettes ! Les hommes vous haïssent parce que vous volez leurs épouses ou leurs sœurs, et les femmes parce que vous les abandonnez après leur avoir fait les plus douces promesses. Ni un saint, ni un héros, Don Juan, ne vous leurrez pas, mais un escroc, un petit escroc de l’amour.
Don Juan :
– Sornettes à votre tour ! Vous avez tous peur du plaisir, mais vous avez raison d’avoir peur : les forts seulement peuvent se l’autoriser. Imaginez ce qui se passerait si l’on disait au monde entier : « Posez vos pioches et vos aiguilles ! Notre monnaie c’est le plaisir ; prenez-le, ici, et sans vergogne, ici, maintenant, et encore et encore ! » Que se passerait-il ? Plus personne pour travailler, pour suer, pour se battre. Des hommes inactifs, vaquant à leurs seuls plaisirs. Plus d’enfants légitimes ou illégitimes, mais une joyeuse marmaille avec trente-six mères et cent vingt pères ! Plus de propriété, plus d’héritage, plus de transmission des biens ou des privilèges par le sang, car le sang désormais est brouillé, il coule partout, et le sperme aussi. La vie comme un joyeux bordel, mais sans clients, sans maquerelles, avec rien que des filles ! Vous imaginez la pagaille ? Et l’industrie ? Et le commerce ? Et la famille ? Et les fortunes ? Il n’y aurait plus de pauvres, car la richesse ne serait plus d’argent mais de plaisir, et tout homme est suffisamment bien doté pour connaître le plaisir. Alors, petite, ne me sers pas ces discours que j’ai entendus cent mille fois, ces histoires de quête, de recherche… On ne cherche que si l’on n’a pas trouvé ! C’est le frustré qui cherche, l’heureux s’arrête. Et moi j’obtiens constamment ce que je veux des autres : mon plaisir !