– Alizée, j’ai apporté mon duvet, ma frontale et des gourmandises pour les trois affreux. Ton appareil prend des photos nocturnes ?
– Non.
– Il est déjà venu un jeudi ?
Je réfléchis, assise à côté de Maté. Ce matin, la route verglacée oblige le car de ramassage à rouler lentement. Sans lampadaires ni publicités lumineuses pour le percer, le brouillard givrant efface bêtes, arbres et fermes. Un paysage étrange.
– La dernière fois, c’était le 29, la vieille de la soirée chez Zoé.
Jamais je n’oublierai cette fête. Depuis nous sommes inséparables avec Maté.
– Donc, c’était un jeudi. Si cette saleté de brouillard persiste, ça ne sera pas facile de voir sans être vu. On devra s’approcher au maximum du fourgon.
Ses yeux noirs brillent. On est excité à fond. J’aimerais que les heures passent en une seconde pour être à ce soir. D’un regard, on scelle notre secret avant de quitter le car. Je saute au milieu de Zoé, Lise et Manon qui m’attendent sur le trottoir.
Les cours se traînent. Mon cœur bat trop fort toute la journée. Ce soir, Maté dort chez moi, mais je n’en parle pas aux filles, par peur de tout faire rater.
Enfin, je le retrouve au fond du car presque vide. On en profite pour peaufiner notre plan.
– On commence par les recherches sur l’ordinateur pour mon exposé. Je l’ai terminé, mais c’est le prétexte que j’ai donné aux parents pour t’inviter un soir de la semaine.
– D’ac, on fait semblant de bosser et après ?
– Dès la fin du repas, on file dans ma chambre.
– En disant qu’on doit encore travailler…
– Mes parents ne vérifient pas, ils ne sont pas embêtants.
– Par où as-tu prévu de sortir ?
– Par la porte.
– Excellent ! Faudra être discrets.
La tête de la fille qui habite le village de Maté lorsqu’elle nous voit descendre du car ! Tout le collège sera au courant. La fierté me brûle les joues. On monte le chemin en courant.
Mon père nous a préparé un goûter. Ma mère revient peu après de son nouveau travail. Avec Maté, on imprime des pages de sites sur « la solidarité ». Notre alibi est en béton. La soirée se passe comme prévu. De ma chambre, on guette les allées et venues des parents qui rangent la cuisine. On se marre d’impatience. Maté surveille la nuit noire pendant que j’épie sur le palier. Je l’appelle.
– La voie est libre. Vite.
En chaussettes, on dévale l’escalier. Je me précipite sur la porte d’entrée qui couine en s’ouvrant. Les bruits de vaisselle nous couvrent. On se chausse en passant par derrière la maison, le chemin est trop visible de la cuisine. Maté me prend la main et m’entraîne à travers les fougères. On franchit fossé, route et on se glisse sous la barrière du champ des trois affreux. En un temps record ! On exulte d’avoir réussi. Maté observe attentivement les alentours en voilant la lueur de sa lampe. L’âne s’approche.
– On peut se mettre en planque entre l’arbre et les buissons.
– T’as raison, la haie est super épaisse à cet endroit. Mais tes trois affreux vont nous bouffer !
Il pouffe, pas moi. L’énorme jument de trait le pousse d’un coup de tête. Je recule, trébuche.
– Chasse-là !
– Alizée, n’aies pas peur.
– Elle est bien trop grosse.
Alors, Maté prend ma main qu’il pose avec la sienne sur le poil rêche.
– Nous allons leur donner à manger pour les éloigner. J’ai un sac de navets flétris et de pain dur. Ils vont se régaler.
On court en haut du pré. J’oublie que nous sommes en embuscade, avec Maté, je n’ai aucune inquiétude. Il connaît la campagne. Une nappe de brume s’étire au raz du champ mais le ruban de la route est bien visible.- On a de la chance, la nuit est claire.
– Il n’y a plus qu’à espérer que le fourgon vienne bien ce soir.
Nous déplions le plastique et le duvet apportés par Maté pour nous isoler du sol humide. Dans l’ombre et l’obscurité, on est invisible. Emmitouflés, nez levés aux étoiles, l’attente commence. Un écouteur du MP3 de Maté à l’oreille, je découvre sa musique préférée. C’est plus rassurant que d’entendre les bruits de la nuit. Le fourgon s’il vient, ne devrait pas tarder. S’il ne vient pas je m’en moque, c’est génial d’être dehors. Maté enlève son écouteur.
– Il arrive.
J’entends à peine le bruit du moteur.
– Il est encore loin.
Allongés côte à côte, on scande.
– Le fourgon, le fourgon, le fourgon !
Mais l’appréhension m’envahit. C’est sérieux notre présence ici. Je me mets à plat ventre, Maté m’imite.
– Et s’ils sont armés à l’intérieur ?
– On ne se montre pas, Alizée. On observe et on agit en conséquence.
– Chuut ! C’est lui.
Je reconnais le fourgon mystérieux. Comme d’habitude, il roule tous phares éteints, ralentit et s’arrête parallèlement à la barrière. A une dizaine de mètres, seulement. La lampe de l’habitacle s’éclaire lorsque le conducteur ouvre sa portière. Ombre noire qui saute au sol.
Je rampe conte Maté qui passe son bras sur moi. La silhouette disparaît le long du fourgon. Le bruit de la portière latérale me fait tressauter. De l’intérieur, jaillit un long cri « guuuuuup, beeeellll, guuuuuuuup »
– Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? S’inquiète Maté
– Tu crois qu’ils sont beaucoup à l’intérieur ?
– J’en sais rien, ce fourgon est plus gros que je croyais.
– C’est bizarre ce son.
– On dirait que le chauffeur installe quelque chose.
Le chant rauque et bas continue. Angoissant. Je détends la jambe et tape dans la lampe qui tinte. Nous nous plaquons au sol, mais rien ne se poduit. Ses yeux qui brillent proches des miens me rassurent. J’ose relever la tête à mon tour. Le chauffeur a disparu.
– Ils vont nous prendre à revers. Ils viennent, écoute !
La trouille bloque ma respiration. Maté sert les poings. Le clopinement des sabots nous détend.
– On leur a pas donné assez de pain.
– Ils vont nous faire repérer !
– Alizée ! ils vont droit au fourgon.
Le rond d’une torche danse sur l’âne. La silhouette noire sort à reculons sur le côté, tirant, guidant un truc encombrant. La lumière bascule dans le mouvement, éclair métallique.
– Une roue… Maté hésite.
– On dirait un… fauteuil roulant.
Le chauffeur perd son bonnet dans l’effort, ses cheveux clairs captent le peu de lumière.
– On y va, ils ne sont pas méchants.
Sans me laisser le temps, Maté s’élance. Il est fou mais je le suis. Je le rattrape au moment où il passe sous la barrière juste devant le fourgon. J’hésite à le suivre quand il éclate de rire. Une voix jeune le dispute.
– Mais qu’est-ce que tu fais ici !
– Et toi, ma tante ?
– Vous connaissez ce jeune homme, Lili ?
Demande la voix qui hululait.
– Il est de ma famille, oui. Baptiste, je vous présente Maté.
– Et Alizée, ajoute Maté, m’aidant à me relever. C’est grâce à elle si nous sommes ici. Alizée je te présente Lili, ma tante.
Je tends la main, allume ma frontale. Lili est blonde et n’a pas trente ans. Elle fronce les sourcils.
– Oui et bien ce n’est pas une bonne idée. Personne ne sait que nous venons ici en pleine nuit. Eteins cette lampe s’il te plait Alizée.
– Tu viens régulièrement, mais pourquoi ?
– Je conduis Baptiste en secret voir ses trois amis.
Notre présence ne perturbe par le vieil homme. Il flatte d’une main lecol de la jument penchée vers lui, de l’autre il gratte la tête du vieil âne et chantonne. Le bouc se presse entre les deux autres pour avoir sa part et Baptiste étire ses doigts pour le frôler.
– Que faites-vous ici ?
Un spot aveuglant accompagne le rugissement.
– Tu éblouies tout le monde, papa, éteins.
– Les enfants, que faites-vous ici ! S’affole maman en nous découvrant.
– Ben, hésite Maté.
– Ce sont vos bêtes ?
Demande mon père au vieux qui ne s’occupe que des trois au milieu de l’affolement général. Son air imperturbable commence à me plaire. La tante de Maté, catastrophée, recule le fauteuil roulant. Baptiste rouspète.
– Vous n’allez pas dénoncer la petite, hein. Elle fait ça pour me faire plaisir. Sans eux, je n’ai plus de raison de vivre.
Je ne comprend absolument rien à ce qui se passe. Ma mère se remet de sa surprise avant moi.
– Nous pourrions parler de tout ça devant un feu avec une tisane, qu’en dites-vous ?.
– On doit rentrer ra…
– Avec plaisir, allons Lili, à part toi, cela fait un bout de temps que je ne fréquente plus que des vieux débris comme moi !
– Je vous conduis chez nous, dit mon père la main sur le fauteuil. Mademoiselle venez vous garer devant la maison.
La jeune femme renonce à la raison :
– Pour faire plaisir à Baptiste, je vous suis.
– Vous deux, nous attendons vos explications.
Ajoute maman pendant que je monte avec Maté sur le siège avant du fameux fourgon.
– C’est elle ma tante, le modèle vivant pour nos exposés sur la solidarité !
Elle lui fait un drôle de sourire et se confie.
– Le directeur de la maison de retraite va me passer un de ces savons ! S’il découvre que j’embarque un de ses pensionnaires pour des virées nocturnes, il peut porter plainte.
La jeune femme soupire l’air désolé et manœuvre.
– On pouvait pas savoir, s’excuse Maté. Tu travailles plus avec les petits vieux et tu le conduis ici toute seule. C’est ouf !
– Quand j’ai rencontré Baptiste, il se laissait dépérir dans son fauteuil. Ses trois bêtes sont tout ce qui lui reste.
– C’est moi qui ai demandé à Maté de venir percer votre secret. J’habite ici depuis août, ça me faisait peur le fourgon stationné dans la nuit.
– On croyait tomber sur des trafiquants d’armes mais pas sur toi, Lili.
– Heureusement que c’était moi ! Vous avez pris des risques vous deux.
– En secret, nous aussi. Votre histoire va plaire à mes parents. Ils ne diront rien. Ma mère est en manque de grand-père ! Elle doit être en train de préparer tisane et friandises pour les offrir à Baptiste. Mais ils vont nous poser plein de questions.
– Moi aussi j’ai quelque chose à t’offrir.
Murmure Maté pendant que sa tante sort. J’attends, émue.
– Ton premier lapin noir.
– Un lapin… un de tes magnifiques lapin noir bleuté !
– Je pouvais pas lui faire passer la journée au collège, je te l’apporte samedi dans une grande cage. Il sera bien avec toi.
– Merci, c’est un beau cadeau.
J’ai une brève pensée pour Lisa. Elle ne va pas en revenir quand je lui enverrai la photos de mon beau lapin et celle de Maté, mon amoureux.
Dans la cabine éteinte, on se blottit l’un contre l’autre. Une étoile brille fort et attirent nos deux regards.
Venir vivre dans ce bout du monde, c’est la plus belle chose qui pouvait m’arriver.