La soirée de l’année
– Bonjour ! Vous venez mettre l’âne et les autres à l’abri ?
Dix heures du matin, la campagne est blanche et figée sous le gel. J’ai pitié des trois affreux. L’homme qui sort du champs, me regarde, amusé.
– Les trois anciens sont des rustiques. Ils ne risquent rien !
– Ils sont à vous ?
– A moi ? Non. Mais j’ai plaisir à m’en occuper. Allez, - j’ai du travail.
– Bonnes fêtes chez vous !
Il me sourit en montant dans son tracteur. Je n’en saurai pas davantage. Le vieil âne trottine vers moi. Le givre crisse sous ses sabots. Je sors le pain sec caché sous mon blouson, il est content et se laisse caresser. Je fais une dizaine de photos avant qu’il s’éloigne. Trop heureuse, mon compact numérique est hyper performant. Je retourne en courant à la maison, il fait trop froid.
Le matin de Noël, j’ai trouvé au pied du sapin l’appareil photo dont je rêvais, des collants bariolés et le dernier DVD d’Harry Potter. Je ne l’ai pas encore regardé, les vacances passent à toute allure. Les préparatifs des fêtes ont occupé la première semaine, de la décoration de la maison à la cuisson de sablés et friandises pour la venue de grand-père et hier, lendemain de Noël, on a fait une grande balade dans la forêt avec les parents.
J’ajoute une bûche dans la cheminée, lance la lecture du DVD sur l’ordinateur et m’installe sur le canapé.
– Alizée, on a frappé ! Crie ma mère de l’étage.
En râlant, j’appuie sur pause. Un vent glacial me gifle quand j’ouvre la porte. En chaussettes, enroulée dans un plaid, je me fige. Maté est devant moi.
– Je livre la volaille que tes parents ont commandée.
Il passe d’un pied sur l’autre, gêné. Ma mère arrive dans mon dos :
– Tu attends que ton ami se transforme en glaçon pour le laisser entrer ?
– Je n’ai pas le temps, Madame. Ma mère me reprend dans 2 minutes au bout de la route.
Maté enfonce un bonnet péruvien sur ses boucles. Ma mère repart avec le canard mort. La buée de son souffle entre nous, il parle bas :
– T’as vu le Pacaud à la télé ?
– On l’a pas.
– Ah… ça fait plusieurs jours qu’on montre la ferme brûlée aux actualités. Un gros coup pour les flics. Le couple de motards est accusé de trafic d’armes. Tu avais deviné juste.
– Je n’ai pas parlé. Les gendarmes savaient.
– Les trafiquants n’ont pas incendié la ferme. Ici tout se sait mais rien ne se dit.
Et se détournant, il ajoute précipitamment :
– Excuse-moi pour la blague dans le champ.
Maté est en bas du chemin, quand je lui crie :
– Y a une fête le 30 chez Zoé. Tu viens ?
Il répond en montant dans le camion familial.
– Je t’appelle
Pourvu que Maté vienne à la fête. Je m’occuperai demain de mon déguisement avec grand-père. Il a toujours de bonnes idées.
– Alizée, grand-père a téléphoné tôt ce matin. Il est grippé et n’a pas pris le train.
– Oh non.
– On est tous déçus, tu sais.
On ne sera que trois pour le réveillon du 31 comme pour Noël, c’est triste.
Grand-père, aux cheveux blancs comme le poil de l’âne, va me manquer.
– L’année prochaine, la maison sera pleine d’invités, net’inquiète pas.
Maman fait un tel effort pour cacher sa peine que je n’en rajoute pas sur notre isolement. Heureusement, j’ai fait la grasse matinée, la journée passera plus vite. Sur l’ordi, je relis le message de Lisa qui a relancé notre échange.
"Coucou Alizée ! Quand te réveilles-tu pour me répondre ? Tu me manques ! J’espère que tout va bien. Réponds-moi vite !!! Bisous"
Notre amitié est revenue naturellement. Je m’apprête à lui envoyer les premières photos de « mon » âne. Mais perdu dans ce pré gelé, le pauvre vieux ne donne pas envie de venir jusqu’ici. Quelques retouches sont nécessaires. Je m’amuse comme une folle avec le logiciel photo et j’obtiens une image délirante que j’envoie à Lisa.
Le téléphone sonne, Zoé veut savoir si Maté m’accompagne. Elle me noie sous un flot de questions, mais je ne lâche aucun indice. Le téléphone sonne aussitôt après et cette fois c’est Maté.
– Alizée, c’est d’accord pour demain. Ma mère propose de nous emmener, tes parents pourrons nous reconduire ?
– Oui, c’est prévu. La fête dure de 18 h à 23 h. C’est une fête déguisée.
– Obligé ?
– Tu connais Zoé, elle a tout organisé. Tu pourrais mettre un costume de toréador !
– Ok si tu t’habilles en fermière !
Nos rires fusent.
– Je vais voir ce que je trouve, mais faut que je commence mon boulot. J’en ai un max pour la rentrée.
– Moi aussi et j’ai un exposé.
– Sur quoi ?
– La solidarité.
– Je l’ai fait l’année dernière. J’avais pris ma tante pour modèle, elle adore travailler avec les petits vieux.
– J’emporte des sablés pour le buffet.
– Ma mère achète des chips et du coca.
– Maté… La mai…
– On se voit demain. On passe te prendre à 17 H30. Salut.
– Salut.
Je raccroche sans connaître l’incendiaire, mais Maté vient à la fête ! Avec moi ! Je danse d’impatience. Ma mère voyant que je ne tiens pas en place, m’emmène acheter un cadeau pour grand-père à ajouter au colis de friandises. Après vingt minutes de trajet, on atteint le bourg et ses rares commerces. Les illuminations trouent l’obscurité de loin en loin. La nostalgie des lumières et de l’animation de la ville nous envahit. On se traîne en silence. Et, miracle, on déniche une boutique à l’ancienne où un chapeau haut de forme me donne l’idée de me déguiser en magicien. Ma mère y choisit une paire de gants et retrouve sa bonne humeur.
A notre retour, mon père est sur le seuil de la maison. Il nous montre avec enthousiasme le ciel dégagé où scintillent des millions d’étoiles.
– Jamais je n’ai vu un ciel aussi pur ! Je vous attendais pour aller marcher.
On quitte la chaussée pour une piste blanche entre de jeunes châtaigniers. C’est si beau d’avancer sous la voûte céleste que notre balade se prolonge. Je commence à apprécier la nuit. La lune se lève et se reflète dans un étang. Je ne vais pas souvent de ce côté. Au moment où j’aperçois la lampe à l’angle de notre maison, maman me prend le bras.
– Regardez !
Le fourgon stationne tous feux éteints à sa place de prédilection. Je me mets à courir dans sa direction, entraînant Mum. Je veux savoir qui est au volant. Mon père nous suit sans comprendre. Le moteur ronfle, les phares balaient notre chemin au démarrage, le véhicule accélère et ma mère et moi nous arrêtons, essoufflées. Raté.
– Je pensais qu’après le passage des gendarmes, il ne reviendrait jamais. Murmure ma mère.
– Vous l’aviez déjà vu ? Mon père nous questionne, étonné.
– Par la fenêtre de la salle de bain, je l’ai remarqué à plusieurs reprises, répond maman soucieuse.
La fenêtre de la salle de bain donne du même côté que ma chambre. Je l’ai bien vu cinq ou six fois depuis notre emménagement, ce fourgon. De plus en plus étrange… Mais je me tais.
– On devrait prévenir les gendarmes…
– Mais non, nous avons affaire au Père Noël ! Plaisante mon père mais devant le regard noir de maman, il change de ton : il doit s’agir du fourgon de l’éleveur qui parque ses veaux ici.
– Non. Il vient toujours en tracteur.
Sous l’éclairage extérieur, les parents me détaillent avec inquiétude.
– Alizée, je ne veux pas que tu mettes ton nez dans cette histoire, c’est compris ?
– Oui Papa.
Pendant la soirée, les parents se gardent bien de faire allusion au fourgon, mais moi je ne pense qu’à lui. Est-ce l’incendiaire qui revient sur les lieux de son crime ? Petite, j’aurais cru à la venue du Père Noël et me serais endormie en rêvant, mais ce soir, je ne trouve pas le sommeil.
Zoé en nous ouvrant la porte pousse un tel cri de victoire que Maté la regarde avec méfiance. Nos déguisements ne vont pas ensemble. Maté a son bonnet coloré et un plaid rouge jeté en poncho sur ses épaules. J’ai enfilé une courte veste noire à ma mère sur une chemise blanche et des leggings qui me rendent élégante, mais je regrette la moustache en guidon de vélo que je me suis dessinée au khôl. Mes cheveux sont remontés sous le haut de forme. J’ai souligné mes yeux noisette d’un crayon vert. Zoé brille dans un superbe costume de dompteuse. Lise en clown et Manon, vampire aux yeux clairs, nous entourent. Sous les guirlandes clignotantes filles et garçons se regardent sans trop se mélanger. Les parents proposent une visite du zoo familial avant de nous laisser entre nous. L’annexe de la pharmacie contient réellement des serpents en vivarium, des tortues, un furet, un perroquet et un espace en construction pour le futur kangourou. Avec mille courbettes, Zoé fait exécuter un numéro de cerceau à son furet déclenchant nos ovations. Maté pose des tas de questions sur l’élevage, si bien qu’on le laisse avec le père. Dans l’immense pièce au décor de fête, Lise monte la sono. On commence à danser en rigolant pendant que les timides restent au buffet. Au troisième morceau de rap, j’ose me lancer. Le hip hop ça me connaît, avec Mehdi et Raphi on s’entraînait après le judo.
A la dernière note, j’arrête de bouger au milieu d’un cercle enthousiaste. Maté m’attrape par le bras, ouvre une porte et nous nous retrouvons dans la cour.
– Alors ?
– Alors, tu danses super bien.
Je rougis dans la nuit mais je suis mon idée.
– Maté. Qui a mis le feu à la ferme vers chez moi ?
– Tu restes habiter ici ou vous repartez en ville ?- Je reste.
– La vieille qui habitait au Pacaud a traumatisé toute une génération. Je t’assure ! Mon père et ses copains en parlent comme d’une sorcière qui prenait plaisir à les terroriser.
Je me revois tendre l’oreille dans l’épicerie du village, c’est exactement ce que l’un des deux hommes disait au comptoir.
– Tu en es sûr ?
– Elle attirait les enfants pour les enfermer dans l’obscurité et bien pire encore. Je ne sais pas qui a gratté l’allumette, mais celui qui l’a fait s’est vengé.
J’écarquille les yeux.
– Alizée, c’est un secret. Il ne faut pas en parler. C’est le silence de la forêt.
– Promis.
Quand on rentre dans la fête, j’ai droit à trois clins d’yeux appuyés, les filles s’imaginent un baiser. Les garçons de sixième jettent des regards en coin à Maté. Plus grand qu’eux, il est aussi plus beau. Maintenant, je fais partie des jeunes d’ici. Avant que j’attrape une part de pizza, Maté murmure à mon oreille :
– On danse ?