Avec Maté on a eu du mal à abréger le repas avec mes parents, trop contents de voir un nouveau copain à la maison. Ils nous ont laissés partir nous balader sans poser de questions. Le soleil brille, il fait doux et on marche vite quand Maté s’adosse au grand chêne. Les trois affreux broutent sous le feuillage doré.
– Je n’ai jamais vu une aussi grosse jument ! Tu connais son âge ?
– Moi ? Non.
– Et l’âne c’est pas possible d’être aussi blanc, il doit être centenaire ! Maté claque de la langue puis siffle.
– Parce que les ânes blanchissent en vieillissant comme les humains ?
– Ben oui.
L’âne et la jument se pressent contre la barrière pour recevoir ses caresses. Les vaches du champ en face nous observent, attirées elles aussi. Maté sait s’y prendre avec les animaux, pas comme moi. D’une main hésitante, je frotte le vieil âne entre les oreilles. Son poil est rêche.
Mains dans les poches, Maté me sourit avant de repartir avec nonchalance. La maison brûlée est devant nous. Il franchit sans hésiter le ruban rouge qui en interdit l’accès. Avec lui, c’est plus facile.
– C’est relou. A part les murs, tout a cramé.
– Le feu a été stoppé avant qu’il gagne la grange, je baisse la voix. C’est là que j’ai vu des lumières.
Maté tire sur la grande porte. Nous nous glissons à l’intérieur. Une ouverture laisse passer la lumière du jour.
– Y en a du bric-à-brac là-dedans. Qu’est-ce qu’on cherche, Le trésor de Rackham le rouge ?
Il se marre et me regarde. Est-ce qu’il se moque de moi
Page précédente
30
? Mais son expression change et il s’élance sur une échelle en bois pour atteindre une plate forme chargée de paille.
– Je vais aller voir Tintin en 3D au cinéma pendant les vacances.
Je grimpe à côté de lui. Il est nettement plus grand que moi.
– Tu as entendu parler des caches d’armes dans la région ?
– Alizée, tu ne crois pas à cette histoire ? On la raconte depuis toujours.
J’observe la vieille paille entassée, les toiles d’araignées, personne n’est monté depuis longtemps. On est un peu gêné d’être aussi près l’un de l’autre.
– Y a rien d’intéressant ici.
Maté dévale l’échelle branlante qui s’abat derrière lui. Il rit au milieu d’un nuage de poussière. Pour l’épater, je saute. Le plancher s’enfonce sous mes pieds. Je crie.
Les yeux écarquillés, Maté met du temps à réagir. Je suis enfoncée dans un trou jusqu’aux épaules.
– Je vais t’aider à remonter, accroche-toi. Tu n’es pas blessée ?
– Non, ça va. Attends. C’est bizarre.
Mes mains explorent la cavité. Je réussis à m’accroupir au fond de l’espèce de coffre aménagé dans la terre :
– Regarde Maté ! Les parois et le sol sont tapissés de toile cirée.
Le visage de Maté, allongé sur le plancher, est au-dessus de moi. Ses yeux brillent et sa voix est admirative.
– Trop fort Alizée, tu avais raison, c’est une cache. Il y a un isolant entre la terre et le plastique. Cette cache est super bien conçue.
– Oui, mais vide. J’ai vu un couple en moto. Ils venaientrécupérer ce qui y était caché.
Je suis déçue mais fière de ma découverte.
– Des armes ou de la drogue… Ils ont mal remis la trappe, elle a basculé sous ton poids. Ils devaient être pressés.
– Je les ai dérangés l’autre soir. Maté, tu entends ? Un moteur !
– Vite, sors de là.
Des deux mains il saisit mes poignets, me tire hors du trou. Avant que je me relève, Maté fonce à l’ouverture dans le mur.
– Les gendarmes ! Ils rappliquent. On se casse.
Je le suis dehors. On force pour refermer la porte. Impossible de repartir par la route. Maté traverse en bondissant la maison brûlée, enjambe la fenêtre donnant sur l’arrière. Je me cogne dans des débris, perds du temps. Maté est déjà au milieu du champ, les vaches autour de lui. Il lance par dessus son épaule sans se retourner :
– Attention aux taureaux.
– Des taureaux !
Il n’entend pas mon cri étouffé. Des portières claquent côté route. Les gendarmes ne peuvent pas me voir, mais il faut que je fuis.
Genoux tremblants, je passe le fil électrique, roule sur l’herbe trempée. Cornues, énormes les têtes se détachent sur le ciel. Je ferme les yeux. Jamais je m’en sortirai. Les voix des gendarmes m’arrachent à la panique. Je rampe tant bien que mal, sur les coudes et le ventre. J’espère ne pas être plus visible que les limaces que j’écrase, dégoûtée. D’un seul mouvement, les taureaux se tournent vers moi. Des images de corrida, rouges et violentes me reviennent. Je me redresse,
Page précédente
32
cours, dérape, glisse sous l’autre clôture. Pleure de rage en atterrissant dans le fossé plein d’eau. Le troupeau s’est arrêté sans me poursuivre. Je déteste leurs gros yeux vides. J’en veux à Maté de m’avoir abandonnée. Quel lâche !
Il s’est arrêté contre le vieux chêne. Sa silhouette se confond avec le tronc dans la lumière rasante. Dégoulinante, boueuse, je passe devant lui, sans un mot. Sans un regard pour sa main tendue.
A la vue de mon état pitoyable, les parents restent muets. Pendant que je me réfugie encore une fois dans la salle de bains, ils annoncent à Maté que son père passe le chercher dans dix minutes.
J’ouvre la douche à fond pour ne plus rien entendre. Pourquoi ai-je fait confiance à ce frimeur ! Moi qui ne me confie à personne depuis que je n’ai plus Lisa avec moi. Je me suis laissée prendre par ses boucles d’ange et ses caresses au lapin noir droit sorti de l’enfer.
De ma chambre, je regarde le camion de la famille de Maté s’éloigner et la voiture des gendarmes se garer devant chez nous. Je repense à la cache secrète. Avant que je comprenne ce qu’il se passe, mon père, visage crispé, ouvre ma porte :
– Descends Alizée. Les gendarmes veulent que tu entendes ce qu’ils vont nous dire.
Au lieu de me passer les menottes, les deux en uniformes me saluent :
– Bon. On voulait vous informer que, comme vous l’avez remarqué, la gendarmerie surveille les alentours de votre habitation.
Mon père hoche la tête, ma mère soupire.
– Vous n’êtes pas l’objet de notre surveillance, c’est laferme brûlée du Pacau qui nécessitait notre présence. Nos allées et venues vont cesser, ne vous inquiétez pas.
– Ce n’est pas très rassurant. Donnez nous plus d’informations, insiste ma mère.
– Nos collègues de Bordeaux ont arrêté un couple de trafiquants d’armes à feu. Ils les écoulaient dans la France entière, mais ils s’étaient aménagé plusieurs caches dans la région. Avec les nombreuses voies coupe-feux qui traversent la forêt, nos bois sont à la fois isolés et accessibles, ce qui a attiré ces truands.
– Pour un peu on se retrouvait nez à nez avec des fous armés alors qu’on a quitté la cité pour vivre au calme, marmonne mon père, l’air désespéré.
Le gendarme le plus âgé hausse les épaules et précise :
– Nous avons découvert l’une des caches dans la ferme incendiée du Pacau. Grâce à un éleveur qui nous a signalé la présence inhabituelle d’un véhicule en nocturne.
– Un fourgon ? Demande ma mère à mon grand étonnement.
– Non, une moto équipée de sacoches surdimensionnées. C’est ce qui a attiré l’attention de l’éleveur. Il parque ses veaux dans le champ accolé à la ferme.
– Des veaux ?
– Et oui, Petite, ici on élève des veaux. C’est la spécialité du canton.
Au lieu d’affronter des taureaux, j’ai rampé devant des veaux ! Je ne le crois pas. Maté s’est bien moqué de moi. Il va pouvoir s’amuser à mes dépends lundi. Je les imagine : lui, le trio et tout le collège rire de la fille de la ville. Une fille morte de trouille devant des ruminants. La honte. Les deux gendarmes s’en vont sans que je raconte quoi que ce soit.
On passe une morne soirée suivit d’un étrange dimanche.
Page précédente
34
Ma mère sort des plats du congélateur, mon père écoute ses disques de blues et je squatte l’ordinateur. La pluie tombe du matin au soir, détrempant les champs. Avant la nuit, je sors avec du pain sec caché sous mon parapluie. J’ai pitié du vieil âne debout sous la flotte. Je siffle et il s’avance. Ses grosses babines s’ourlent sur ses dents et il grignote le gros croûton que je lui offre. Dire que mon seul vrai ami est un vieil âne blanchi !
Maintenant que le mystère des lumières dans la grange est résolu, je n’ai rien à faire dans ce coin perdu. Je veux retourner en ville.
Sept heures cinquante, lundi. Les employés de la ville fixent une branche de sapin ornée de paquets cadeaux brillants devant le collège. Bientôt Nöel. Je me frappe le front. C’est pour ça que les parents sont rentrés tard des courses, le soir de la moto. Sans panneaux publicitaires pour vanter les cadeaux et la bouffe des fêtes, je n’ai pas vu venir Noël.
Maté m’a coulé des regards d’apaisement dans le car de ramassage, mais je suis restée debout à côté du chauffeur. Je ne veux plus le voir.
– Cinq jours au collège, et c’est les vacances ! Qu’est-ce que t’as demandé Alizée, comme cadeaux ?
– Rien, je viens d’avoir un vélo.
Zoé n’en revient pas. Je n’écoute pas ce que les filles rêvent de recevoir. Les moqueries ne fusent pas sur mon passage. Je rentre en classe. L’appréhension m’empêche de me fixer puis de répondre en français si bien que la prof m’impose le sujet d’un exposé pour janvier : la solidarité. Sonnerie de la récréation, je sors au milieu du trio, m’apprêtant à subir affronts et railleries. La tête me tourne. Je tresse mes cheveux pour me donner une contenance. Ce matin, j’ai enfilé un jean et un sweat basiques pour passer inaperçue. Liseme répète une question que je n’ai pas écoutée.
– Tu rêves ou quoi ! On te demande si tu repars dans ta ville pour les vacances ?
– Non. Grand-père passe la nouvelle année chez nous.
– Alors tu pourras venir à ma fête. J’organise une soirée le 30 décembre. A 18 heures chez moi. Je te montrerai mes serpents mes rats et tout le reste.
– Zoé, fais une soirée déguisée ! Manon et moi on adore ça, et toi Alizée ?
– Oui. C’est quoi ce délire de serpents et de rats, Zoé ?
– Mes parents sont pharmaciens. Alizée, toi, tu te charges d’inviter Maté. Il faut qu’il soit à ma fête.
Derrière nous, la cour est normale. Les élèves ne font pas attention à moi. Maté n’a pas lancé de rumeur à mon sujet. Il n’a pas raconté notre aventure à mes parents. Il sait garder un secret. Une drôle de boule fait le yoyo dans ma gorge.
J’ai été injuste avec Maté.