Chapitre 3 Rencontres inattendues

, par  Annick Hugon, Cécile Chauvelot, Mick Miel , popularité : 6%

J’ai froid. Les feux arrières du car de ramassage disparaissent, happés par une nappe de brouillard. Je me dépêche de rentrer à la maison inhabituellement vide. Les parents ont laissé un mot : ils seront de retour pour le souper.
Brr, un long frisson me parcourt, la vieille bâtisse est difficile à chauffer et je ne m’y suis jamais retrouvée seule le soir. J’ouvre un paquet de biscuits et allume l’ordinateur. Je pourrais envoyer un mail à Lisa et lui parler de Maté… Un ronflement de moteur stoppe mon élan.

Il est trop tôt pour le retour des parents.A tous les coups, c’est le fourgon…Je cours à la fenêtre côté route, éteins la lumière en passant. De derrière la vitre, je guette. Un unique phare jaune surgit de la brume. Une moto. Elle passe en bas de notre chemin et continue en direction du Pacau. J’enfile en hâte mon blouson, attrape ma lampe frontale et sors. Je rabats la capuche sur mes cheveux clairs tout en rejoignant la route. Dans l’atmosphère silencieuse comme de la ouate, j’hésite. La ferme brûlée reste invisible sur la masse sombre de la forêt. Rentrer ou continuer ? Avant hier, le fourgon est revenu au moment où j’allais m’endormir et je n’ai pas eu le courage de sortir en pleine nuit. Cette fois, la curiosité est la plus forte. Je m’élance. L’herbe du talus absorbe le bruit de ma course. Le moteur s’est arrêté et j’ai peur de me faire surprendre par le conducteur. Je m’immobilise au ruban rouge et blanc qui interdit l’accès à la ferme incendiée. Soudain, une lumière passe par une ouverture. Quelqu’un se balade avec une torche dans la grange intacte. La moto est là, garée contre les poutres calcinées.

Un claquement sec retentit. Mon ventre se serre, je panique. Une silhouette sort de la bâtisse. Affolée, je recule et me jette sous une clôture électrique. Roule sous les fougères en bordure du champ. J’ai eu le temps de voir les grosses sacoches sur la moto, est-ce que le motard m’a repérée lui aussi ? J’entends des voix. Ils sont deux. Le faisceau de la puissante torche balaie la chaussée que je viens de quitter. Je m’aplatis. Les secondes s’écoulent interminables. Mon corps absorbe toute l’eau du sol sans que je bouge. Je supplie la nuit de tomber vite. Je voudrais disparaître. Les motards sont silencieux. Est-ce qu’ils sont dans la ferme ou en train de s’approcher ? Mon pouls bat trop fort des chevilles aux tempes. Une première branche casse, une autre tout près. Ne pas crier. Ils arrivent. Pitié ! Mains sur la nuque, je me noie dans la terreur. Quelque chose frappe aux creux de mes genoux. Mes ongles griffe la terre. Les fougères captent le faisceau de lumière au-dessus de moi.

 Un âne ! Les voilà tes gendarmes embusqués ! L’homme se marre brièvement.
 Tais-toi donc. Tout le monde peut se tromper. Réplique une voix féminine.
La torche s’éteint. Un museau tiède me pousse comme une grosse carotte molle. Incapable de réagir, je me laisse faire et me retrouve dans un fossé. Quand je relève le visage, je vois le vieil animal s’en retourner d’où il vient. Blanc comme la brume où il s’enfonce. Blottie dans le trou, j’entends la moto démarrer. En pleine accélération, elle passe à quelques mètres de moi. Le ronflement du moteur décroît. Je tremble comme cent feuilles. Le silence revient sans que j’ose quitter le trou. Le vieil âne blanchi m’a sauvé la vie.

Des cris déchirent ma torpeur : - Alizée ! Alizée !

 Réponds nous !

Ce sont mes parents. Je me redresse, fonce droit sur les ronds de lumière trouant l’obscurité. Mon père me rattrape alors que je trébuche ;

 Que s’est-il passé, Alizée ?

 Tu es trempée, glacée, ma chérie, ma mère me sert dans ses bras.

 Je, je…

Brisée, je remonte le chemin entre eux. Mon père allume aussitôt un feu dans la cheminée, ma mère me frictionne. Elle enlève de mes cheveux feuilles et brindilles.

 Changes-toi vite, tu vas attraper froid.

Son regard à la fois angoissé et lourd de culpabilité me couve. Ce sont eux qui m’ont amenée ici, qui m’ont mise en danger. En montant prendre une douche, je tente de les rassurer du milieu de l’escalier :

 J’ai voulu aider le vieil âne et je me suis perdue.

 L’âne ? Répète mon père éberlué.

Je fonce dans la salle de bain sans répondre. Sous le jet d’eau chaude, je reprends mes esprits. La moto est repartie mais je me suis laissée engourdir par la fatigue et la peur.

Quand je reviens devant les flammes, je raconte aux parents que des sons bizarres provenaient de l’extérieur. Je suis sortie et alors j’ai pensé que le vieil âne branlant s’était blessé et qu’il appelait à l’aide. Comme je n’ai pas l’habitude d’être seule dans la maison perdue, ils pensent que j’ai paniqué et ils me croient. La vérité les aurait trop inquiétés, je ne regrette pas mon mensonge. Ma mère met des légumes à cuire, mon père range les courses. La vie qui reprend autour de moi me réconforte. Je relance l’ordinateur en veille. Ma messagerie est restée ouverte, Lisa m’a envoyé un mail à l’heure où j’allais le faire ! Je le lis et le relis. Mon amie de la ville ne m’a pas oubliée. De le savoir me réchauffe le cœur. Je voudrais lui raconter cette étrange histoire et me confier à elle, mais les parents m’entourent de leur attention. Impossible de taper une réponse sous leurs yeux.

Couchée dans mon lit, j’ai une remontée de panique. D’abord le fourgon, ensuite la moto, je ne peux me les enlever de la tête. Nous sommes venu habiter un coin dangereux.. Moi qui croyais qu’il ne se passait jamais rien dans la campagne, j’ai tout faux ! Toutes ces allées et venues prouvent bien qu’il y a une cache d’armes pas loin d’ici. Une grenade a peut-être explosé et mis le feu à la ferme…

Je décide d’en parler à Maté. Seule, je n’arrive à rien. L’ennui, c’est que nous sommes vendredi et qu’il faut que j’attende jusqu’à lundi 7 heures 20 ! Une éternité. Au fond de moi, j’espère en secret que mes confidences changeront notre relation. Dix jours ont passé depuis qu’il m’a offert un croissant mais nous ne nous parlons que dans le car de ramassage. Au collège, il rejoint ses amis et j’essaie de copiner avec le trio, ce qui n’est pas si facile. Maté n’a peut-être pas envie de montrer aux autres qu’il connaît une petite sixième. Si c’est ça, il ne mérite pas mon attention.

Le lendemain matin, ma mère choisit de se rendre à un marché super éloigné. Ces marchés campagnards ne me passionnent vraiment pas, mais après mon escapade d’hier, elle m’oblige à l’accompagner. Je râle, faire autant de route pour des conserves de canard ou des vêtements ringards, c’est ridicule. Je traîne les pieds derrière elle dans le village inconnu. Après une église, on atteint les premiers marchands : des vendeurs d’oies, canards et autres poules enfermés dans des caisses grillagées.

 15 euros, la paire de poules, ce n’est pas cher. Un poulailler à la maison, ça te dit Alizée ?

 Non merci. Je préfère une paire de baskets.

Mais je ralentis devant l’étal suivant. Au milieu des volailles, trône un lapin noir. J’ai toujours rêvé d’avoir un lapin. Celui-ci est magnifique. Sa fourrure est d’un noir jais intense et bleuté. Ma mère qui n’a rien remarqué, s’éloigne. Les cages sont empilées à l’arrière d’un camion d’où la femme bonimente les clients. Je lève les yeux sur elle. Ouvre la bouche de surprise : Maté est appuyé avec nonchalance contre des bottes de pailles. Il ne m’a pas vue. Son chapeau de feutre lui donne un air de doux prince.

 Maté ! Occupe toi de ces deux là !

C’est en attrapant les pattes des deux coqs nains, qu’il me découvre et rougit sous ses boucles. Sans rien dire, il glisse les volatiles dans un cageot qu’il referme avec une ficelle bleue. Ses gestes sûrs et précis me fascinent. Les coqs n’ont même pas battu des ailes.

 Alizée, je t’attends ! Ma mère est revenue sur ses pas.

Entendant mon prénom, le regard de la femme va de moi à Maté, qui balaie l’air de son chapeau et nous présente :

 Maman, Alizée.

 Vous vous connaissez !

Ma mère, ravie, leur sourit. La mère est aussi bouclée que son fils. Je suis gênée. Dans le car, avec Maté, nous parlons musique, films ou collège. Avec son allure classe, je l’imaginais fils d’ingénieur ou de médecin. Jamais, je n’ai pensé qu’il pouvait être fils d’éleveur. Pour ne pas rougir à mon tour, je fixe le lapin. Maté saute à mes côtés.

 C’est un noir de Vienne. La plus belle espèce de notre élevage, très rare en France.

 Pourquoi le vendre alors ?

 Parce que la femelle a eu une portée de neuf, nous ne les gardons pas tous. Ca va, Alizée ? Tu as un drôle d’air…

Je change de sujet et baisse la voix :

 Drôle de hasard … Je voulais te parler d’un truc urgent…

Ses yeux noirs n’ont pas l’air de me croire, alors je me jette à l’eau.

 Tu peux venir chez moi ? Je voudrais que tu m’accompagnes à la ferme brûlée.

 Celle du Pacaud.

 Tu es au courant ?

 De quoi ? Tout le monde sait qu’elle a brûlée depuis votre arrivée. Les gens d’ici vous soupçonnent d’y avoir mis le feu.

 Quoi !

 Tu savais pas ?

 Mais pourquoi…

 T’affoles pas, suspecter les nouveaux venus, cela n’a rien d’étonnant… Pense à la tête que tu viens de faire en me voyant au milieu des poules !

Il se marre doucement. Ses boucles s’agitent et sa bonne humeur me gagne comme à chaque fois. Les mères nous observent en papotant. Je l’interroge des yeux, il hoche la tête en silence. On s’est compris.

 Mum, Ce serait sympa si Maté venait manger chez nous. Tu veux ?

 Bien sûr ! Qu’en pensez-vous, Madame ?

 Appelez-moi Katy. Si mon fils ne vous dérange pas, vous pouvez passer le prendre après votre marché. Avec son père, on se débrouillera pour aller le chercher en fin d’après-midi. Cela vous convient les jeunes ?

 Oui.

Un seul oui pour deux. Maté sort le lapin noir de sa cage et le cale dans ses bras. J’avance lentement la main pour caresser les robustes oreilles. Ses yeux sont brun noir comme ceux de Maté qui en profite pour me chuchoter :

 D’accord pour aller fouiller la vieille baraque avec toi.

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