Entretien avec Danis Tanovic, réalisateur de No mans’s land

, par  Mick Miel , popularité : 5%

Né en Bosnie d’un père linguiste qui travaille à la télévision et d’une mère professeur de musique, Danis Tanovic s’intéresse au cinéma dès son plus jeune âge : "Enfant, j’attendais toute la semaine qu’arrive le samedi pour aller voir un film et quand l’adolescence est arrivée, je me suis mis à y aller tous les jours."

Pourtant, il décide de faire des études d’ingénieur, avant de partir à l’INSA de Bruxelles en 1996. A son retour, il intègre l’Académie du film de Sarajevo et filme des documentaires, dont L’ Aube et Ca ira. Responsable de l’archive du film de l’armée bosniaque, il a filmé plus de 300 heures de rushes pendant le siège de Sarajevo.

En 2000, il s’attaque à son premier long métrage de fiction : No Man’s Land, Prix du scénario au Festival de Cannes. En plus de la réalisation, Danis Tanovic, qui a suivi des cours au conservatoire en Bosnie, en signe également la musique.

Danis Tanovic
A Cannes

ENTRETIEN AVEC DANIS TANOVIC

Propos recueillis pas Jean-Marie CHARUAU

Jean-Marie CHARUAU : Vous ne vous êtes pas contenté de réaliser "No Man’s Land". Vous en avez aussi signé le scénario, les dialogues et la musique. Dans quel milieu êtes-vous né pour avoir ainsi autant de cordes à votre arc ?

DANIS TANOVIC : Mon père travaille à la télévision, mais il a une formation de linguiste. Quant à ma mère, elle est professeur de musique. C’est elle qui a tenu à ce que j’aie une formation musicale et qui m’a convaincu de suivre des cours dans un conservatoire de musique. Ce qui n’a pas été le cas pour le cinéma : mon amour pour le septième art, mon véritable amour, ne m’a pas été transmis par mes parents. C’est un amour qui m’a toujours été propre. Enfant, j’attendais toute la semaine qu’arrive le samedi pour aller voir un film et quand l’adolescence est arrivée, je me suis mis à y aller tous les jours.

Jean-Marie CHARUAU : Comment êtes-vous devenu réalisateur ? Avez-vous suivi une école de cinéma ou avez-vous appris votre métier sur le terrain ?

DANIS TANOVIC : A la fin de mes études secondaires, j’ai réussi à intégrer l’Académie du Film de Sarajevo où j’ai tourné des films d’étude. Puis la guerre a éclaté, je me suis engagé dans l’armée bosniaque et j’ai pris une caméra pour aller tourner sur la ligne de front. C’était la seule chose à faire. D’autant que très peu de personnes le faisaient à l’époque, du moins du côté bosniaque. C’est ainsi que je me suis lancé dans le documentaire.

Jean-Marie CHARUAU:A vous entendre, il semble qu’il était, pour vous, évident d’aller filmer sur la ligne de front...

DANIS TANOVIC : Ca l’était. Déjà, il faut savoir que, lorsque le conflit a éclaté, pas un seul instant nous ne pouvions imaginer qu’il allait durer aussi longtemps. Nous pensions que c’était une affaire de quelques semaines ou de quelques mois. Et moi, je voulais être là. C’est quelque chose à laquelle on est rarement confronté dans une vie : savoir si l’on doit s’engager dans une guerre ou non. Dans ce contexte-là, ou tu fuis, ou tu te caches, ou tu décides de te battre. Moi, je me suis engagé. Le pas était d’autant plus facile à faire que l’armée bosniaque était la gardienne des idées et des valeurs que je défends : des idées et des valeurs qui étaient à l’extrême opposé du fascisme serbe qu’il nous fallait combattre. Je n’ai pas hésité : je voulais prendre part à ce combat, je voulais filmer ce qui se passait. Alors j’y suis allé. Sans savoir que ça allait durer quatre ans. Sans me douter que Sarajevo allait être assiégée pendant tout ce temps.

Jean-Marie CHARUAU : Peu de temps après le début du conflit, vous avez pris la tête des Archives du Film des Forces Bosniaques. Ce service existait-il avant la guerre ?

DANIS TANOVIC : Absolument pas. Pour la bonne et simple raison qu’il n’y avait pas d’armée bosniaque quand la guerre a commencé. Il y avait simplement des gens qui ont décidé de prendre les armes pour résister. Et parmi ces gens, quelques-uns qui, comme moi, ont pris leur caméra. Au début, nous tournions comme ça, sans organisation particulière. C’est seulement au bout de quelques mois de guerre que nous nous sommes rendus compte que nous disposions d’une somme importante d’images qui méritaient d’être bien exploitées et conservées. C’est alors que nous avons constitué une unité appelée Archives du Film des Forces Bosniaques.

Jean-Marie CHARUAU : Que représentait, pour vous, le fait de filmer ce conflit ? Etait-ce une façon de réagir contre l’agression dont le peuple bosniaque était victime ?

DANIS TANOVIC : Oui, très certainement. Sauf que, vous savez, on ne réfléchit pas en ces termes dans ces moments-là. Surtout quand on est jeune. On essaie seulement de faire son travail du mieux que l’on peut. C’est après qu’on réfléchit. Quand j’y pense maintenant, je me dis que ma caméra m’a, d’une certaine façon, sauvé la vie. Elle m’a sauvé la vie car quand on tourne jours et nuits dans des conditions cauchemardesques, on ne voit plus vraiment la douleur autour de soi. On essaie de filmer tant bien que mal, on se concentre sur le cadre, sur les couleurs, sur la lumière... et on en oublie un peu l’horreur, le danger, la mort qui sont partout et dont on est le témoin. La caméra qu’on promène devient comme un filtre entre soi et la réalité. Elle nous protège. C’est du moins ce qui s’est passé avec moi. A tel point qu’aujourd’hui, quand je regarde les images que j’ai filmées, je suis plus effrayé que je ne l’étais à l’époque en tournant sur la ligne de front.

Jean-Marie CHARUAU:Parmi ces images, il y a les archives de l’armée bosniaque, mais aussi des documentaires...

DANIS TANOVIC : Il y a d’abord les images d’archives qui ont occupé l’essentiel de mon temps pendant la guerre et qui ont été utilisées sous diverses formes : dans divers documentaires, des reportages ou encore des sujets pour les informations télévisées du monde entier. Il y a ensuite les documentaires que je réalisais pour l’armée bosniaque ; des documentaires comme "Un an après", dans lequel j’ai retracé un an de guerre au sein des forces bosniaques. Il y a, enfin, les documentaires que je réalisais de mon propre chef quand j’avais un peu de temps. Je n’en avais pas beaucoup car j’étais tous les jours avec ma caméra sur la ligne de front et Sarajevo étant, à l’époque, comme une immense ligne de front, il me fallait être partout. Je n’avais pas beaucoup de moyens non plus : les cassettes vidéos manquaient, l’électricité pour recharger la batterie de ma caméra aussi... C’est ainsi que j’ai, par exemple, mis six mois pour tourner "Portraits d’artistes pendant la guerre".

Jean-Marie CHARUAU : Quand et dans quelles conditions avez-vous quitté Sarajevo ?

DANIS TANOVIC : J’ai quitté Sarajevo en mars 1994, peu de temps après les grands massacres opérés par les Serbes sur le principal marché de la ville. La tension était retombée et nous pensions que le conflit touchait à sa fin. J’étais épuisé. Je pesais à peine soixante kilos. Et puis, j’en avais marre. J’en avais vraiment marre... J’avais reçu une invitation pour aller aux Etats-Unis. On m’avait aussi octroyé une bourse pour me rendre en Allemagne. Alors, j’ai décidé de partir. Sans trop savoir pour quelle destination ni pour combien de temps. Finalement, je me suis rendu en Belgique parce qu’une amie très chère y vivait. Là, on m’a parlé de l’INSAS comme d’une très bonne école de cinéma et j’y ai été admis, directement en quatrième année. Nous étions toujours en 1994. Quatre ans plus tard, j’obtenais la nationalité belge. Depuis, je suis belge et bosniaque à la fois.

Jean-Marie CHARUAU : Et depuis votre arrivée en Belgique, vous avez délaissé le documentaire pour vous concentrer sur la fiction...

DANIS TANOVIC : A l’origine, seul le film de fiction m’intéressait. Les études que j’ai suivies à l’Académie du Film de Sarajevo étaient, d’ailleurs centrées sur ce genre-là. C’est presque contraint que je suis passé au documentaire quand le conflit a éclaté. Après mon arrivée en Belgique, j’étais ravi de poursuivre à l’INSAS la formation que j’avais initialement reçue à Sarajevo. C’était comme un retour à mes premières amours. S’il n’y avait pas eu de guerre, je pense que j’aurais réalisé mon premier long-métrage de fiction, il y a huit ans.

Jean-Marie CHARUAU : Quand vous êtes-vous mis à l’écriture du scénario de "No Man’s Land" ?

DANIS TANOVIC : Je m’y suis mis en janvier 1999 et je l’ai écrit assez vite. En deux semaines, en fait. Mais j’y avais réfléchi pendant longtemps avant de m’y mettre. Le scénario a dormi pendant les sept ou huit mois qui ont suivi son écriture car un producteur, qui disait vouloir le produire, ne s’en occupait absolument pas. C’est à l’issue de cette période de stagnation pour le projet que j’ai adressé le script à la société française Noé Productions. Ses responsables m’ont appelé une semaine après pour me dire qu’ils souhaitaient se lancer dans l’aventure. Ils s’y sont aussitôt attelés. C’était parti, la machine était lancée.

Jean-Marie CHARUAU : Quelles étaient vos principales intentions et motivations quand vous avez écrit le scénario de "No Man’s Land" ?

DANIS TANOVIC : Je voulais raconter une histoire à travers laquelle on pourrait comprendre ce qui s’est passé en Bosnie. C’était cela mon intention de départ. A cela, se sont ajoutés d’autres désirs. Dès le début, je voulais raconter une petite histoire qui se déroule dans un temps et un espace réduits. Je ne voulais surtout pas filmer une épopée, je ne voulais pas faire un film de guerre classique car la guerre est très éloignée de ce que l’on voit dans ce genre de films. La guerre, c’est un état d’esprit. Ce n’est pas le bruit des armes qui canardent ou les pales d’un hélicoptère au-dessus d’une tête - même si c’est cela aussi. La guerre, c’est surtout ce qu’on a dans la tête quand on la vit et ce qui y reste pendant des années après. C’est cela que je voulais donner à ressentir. Je voulais aussi montrer le comportement des diverses parties en présence vis-à-vis de la Bosnie. Comportement honteux. Et ce, encore aujourd’hui où les puissances occidentales prétendent avoir sauvé le pays tout en refusant de voir ce qu’il s’y passe vraiment.

Jean-Marie CHARUAU : Qu’est-ce qu’il s’y passe vraiment ?

DANIS TANOVIC : Ce qui se passe quand on a égalisé la victime et l’agresseur. Ce qui doit se passer quand on a mis serbes, bosniaques et croates dans le même sac : un sac de sauvages et de gens non civilisés. Ce qui se serait passé en Allemagne au sortir de la Seconde Guerre Mondiale si Hitler et ses acolytes s’étaient fondus et cachés en toute impunité parmi la population. C’est la situation de l’ex-Yougoslavie aujourd’hui : des criminels comme Radovan Karadzic et Ratko Mladic se promènent en liberté avec personne pour les arrêter.

Jean-Marie CHARUAU : Bien que vous racontiez une histoire "réduite" dans le temps et l’espace, vous y faites entrer tous les acteurs et spectateurs du conflit. Le propos de votre film ratisse ainsi très large. Aviez-vous cette ambition-là quand vous vous êtes mis à l’écriture ?

DANIS TANOVIC : Ecrire un scénario, pour moi, c’est comme reconstituer un puzzle : le tableau se construit au fur et à mesure que les pièces sont ajoutées. Jusqu’au dernier moment, l’image finale n’est pas encore formée. Il se peut, d’ailleurs, qu’arrivé à la moitié du tableau, on se rende compte qu’aucune image ne pourra apparaître. On est alors contraint de remplacer certaines pièces par des nouvelles qui nous font voir autre chose. Tant et si bien qu’on se retrouve à changer toutes les pièces... Mon scénario, je l’ai construit ainsi, au fil de l’écriture. Quand j’ai entamé sa rédaction, je n’avais pas en tête tous les éléments qui composent l’histoire. Je ne savais même pas comment celle-ci pouvait se terminer. Je suis parti sur l’idée d’une fiction qui fasse se confronter deux personnes : un Bosniaque et un Serbe. Mais je me suis très vite confronté à un mur, car il est extrêmement difficile de rester focalisé sur seulement deux personnages pendant près de deux heures. Rares sont les histoires qui permettent cela. J’ai donc préféré enrichir le récit d’autres protagonistes. Je me suis, par contre, tenu à une autre idée de départ qui voulait que l’action se déroule entre deux lignes de front. Je m’y suis tenu car cette notion de no man’s land me semblait parfaitement symboliser ce qu’a vécu la Bosnie. Je me suis efforcé de concentrer toute l’action du film entre ces deux lignes de front. Et c’est de cette façon que je suis parvenu à l’image finale de ce bosniaque qui reste seul dans la tranchée, couché sur une mine qui sautera au premier mouvement. Une image dont je suis assez fier car elle représente très précisément ce que me semble être la situation de la Bosnie aujourd’hui.

Jean-Marie CHARUAU : Cette image est d’autant plus marquante qu’elle est l’aboutissement logique de l’histoire que vous racontez...

DANIS TANOVIC : Si elle vous apparaît ainsi, c’est qu’il en a été de même pour moi : c’est à la fin de l’écriture du scénario que cette image s’est imposée à moi. Si cette métaphore ou d’autres symboles présents dans le film ont un impact sur le spectateur, j’attribue cela au fait qu’aucun d’entre eux n’a été plaqué artificiellement sur l’histoire. Ils font tous partie intégrante de celle-ci. Et puis, si le scénario est tout droit sorti de mon imagination, il est aussi issu de toutes les sensations que j’ai accumulées pendant le conflit. Avant de symboliser l’histoire récente de la Bosnie, le no man’s land, par exemple, me renvoie à des impressions bien précises que j’ai ressenties pendant la guerre et que j’éprouve, pour la plupart, encore aujourd’hui. Quand on vit dans une ville encerclée par l’ennemi, le no man’s land est constitué de lieux qui nous étaient familiers jusque-là. A quelques mètres de chez moi, une rue que j’avais traversée des millions de fois auparavant est ainsi devenue infranchissable du jour au lendemain. C’est comme si une barrière gigantesque avait été érigée en quelques heures devant chez moi. Pendant le siège, j’avais une envie presque irrépressible de passer par cette rue. Maintenant que le siège est levé, à chaque fois que j’y fais un pas, j’ai froid dans le dos, la peur reste accrochée au ventre. Impossible de retrouver la quiétude qui était la mienne quand j’empruntais cette rue avant la guerre.

Jean-Marie CHARUAU : Vous distillez beaucoup d’humour. A l’instar de cette scène où, au milieu du chaos, quelqu’un referme un journal et commente : "Quel bordel au Rwanda !". Comment qualifieriez-vous l’humour de votre film ?

DANIS TANOVIC : L’humour qui traverse mon film est en fait celui que nous avions pendant la guerre où le rire était un échappatoire absolument indispensable, une façon de nous extraire de l’horreur qu’il y avait autour de nous, une question de survie. C’est un humour typiquement bosniaque aussi : un humour assez proche du cynisme et de l’ironie sur eux-mêmes que peuvent avoir les anglais.

Jean-Marie CHARUAU:Pendant la guerre, la population civile comme les combattants parvenaient vraiment au degré d’humour présent dans "No Man’s Land" ?

DANIS TANOVIC : Pas tous, vous savez. Pas tous. Mais pour beaucoup, comme moi, rire était vital. C’est grâce à ma caméra, mais aussi grâce à l’humour, que j’ai pu préserver ma santé mentale. Tout le monde n’y est malheureusement pas parvenu. Loin s’en faut. Il faut savoir que les gens devenaient vraiment dingues. Quand j’ai quitté Sarajevo, la ville était peuplée de zombis.

Jean-Marie CHARUAU:Est-ce que certains films de guerre et/ou d’autres conflits que celui que vous avez vécu ont nourri votre imaginaire dans la fabrication de "No Man’s Land" ?

DANIS TANOVIC : Je me suis efforcé de ne penser à aucun autre conflit et à aucun film car je ne voulais surtout pas reproduire quelque chose de déjà existant. Ca n’aurait servi à rien. D’autant qu’il y a une imagerie bien propre au conflit bosniaque. Une imagerie qui va des Casques Bleus jusqu’au fait que les peuples qui se battent les uns contre les autres parlent la même langue. Ce sont ces éléments spécifiques au conflit bosniaque que je voulais représenter. En cela, on peut dire que mon travail était presque pionnier.

Jean-Marie CHARUAU : Quelles incidences le fait que ces deux peuples parlent la même langue a-t-il pu avoir sur votre façon de vivre le conflit ?

DANIS TANOVIC : Cela rendait la guerre encore plus absurde. C’est la même absurdité que celle qui traverse l’œuvre de Samuel Beckett, la même incapacité des gens à communiquer entre eux. J’ai, d’ailleurs, souvent eu l’impression que le conflit tel que le vivaient les bosniaques était résumé dans le magnifique titre de l’une des pièces de ce dramaturge : "En attendant Godot". Car nous attendions vraiment Godot. Nous n’avons pas cessé de l’attendre pendant toute la guerre. Nous attendions que quelqu’un vienne nous sauver. Quand nous avons cru que ce quelqu’un arrivait, nous avons compris que nos espoirs étaient vains et que personne ne viendrait jamais : quand les Nations-Unies sont venues vers nous, c’était uniquement pour sauver leur face ; certainement pas pour nous sauver, nous.

Jean-Marie CHARUAU : Votre film creuse avec humour la notion de frères ennemis. Pensez-vous que bosniaques et serbes sont des frères avant d’être des ennemis ?

DANIS TANOVIC : Je n’ai pas de réponse à cette question. Comment voulez-vous que je vous explique qu’un garçon avec qui j’ai suivi mes études secondaires, avec qui j’ai fait les quatre cents coups, avec qui je suis allé draguer les filles... comment expliquez-vous que, du jour au lendemain, ce garçon qui était mon ami ait pris un fusil et se soit mis à tirer sur tout ce qui bouge dans la ville ?... Moi, je ne peux pas me l’expliquer. Parfois, il me semble que la plupart des gens qui se sont comportés ainsi ont alors montré leur vrai visage : un visage de haine, marqué par une soif de domination et le besoin d’exterminer tout ce qui était différent d’eux. Et en même temps, je sais que beaucoup d’entre eux se sont trouvés enrôlés par "hasard", sans avoir eu la moindre hargne à notre égard auparavant. Il y avait tous les cas de figure, en fait. Chacun est entré dans la guerre avec sa propre histoire. Mon histoire n’a rien à voir avec celle d’un autre bosniaque de Sarajevo, de Sebrenica ou de Mostar. Chacun avait ses raisons pour prendre part au conflit, chacun a vécu la guerre à sa façon et chacun en a gardé une vision particulière.

Jean-Marie CHARUAU : Votre film est exempt de tout manichéisme sur le conflit bosniaque. Vous a-t-il été difficile de prendre le recul nécessaire pour cela ?

DANIS TANOVIC : C’est le temps qui nous permet d’instaurer une certaine distance par rapport aux choses. C’est petit à petit, qu’on parvient à prendre du recul et qu’on essaie de comprendre pourquoi on a été agressé. Où l’on se dit que dans les années trente et quarante, les Allemands - comme les Serbes pendant le dernier conflit en ex-Yougoslavie - étaient persuadés que leur combat était légitime. Un Allemand qui partait, avec d’autres, envahir une partie de la Tchécoslovaquie, avait des raisons qu’il jugeait alors très valables. Un Tchécoslovaque qui, face à lui, ripostait comme il pouvait, avait lui aussi de très bonnes raisons de défendre sa patrie. C’est quoi la vérité ? En temps de guerre, la vérité est très subjective. Chacun a la sienne. Il y a encore très peu de temps, un Serbe vous aurait donné toutes les raisons pour lesquelles il fallait nous exterminer. Moi, en tant que Bosniaque, j’aurais répliqué en vous donnant toutes les raisons pour lesquelles il ne fallait surtout pas que nous le soyons. Et le Serbe, comme moi, aurait été convaincu d’être dans le vrai... Avoir cela en tête, ne pas se cantonner à une seule vérité, était la seule façon d’aborder le sujet de "No Man’s Land". Sinon, je faisais un film exclusivement bosniaque. Le paradoxe est que, en m’y prenant ainsi, j’ai réalisé un film pro-bosniaque. Car j’ai démontré que, bien que nous soyons les victimes, nous sommes restés civilisés et sommes même capables d’essayer de comprendre les motivations de nos agresseurs. Il n’était pas nécessaire de tenir un discours anti-serbe ou anti-croate, ni de prouver que ce sont eux qui nous ont attaqués. L’agression des bosniaques par les serbes et les croates est une réalité, un fait historique. Je n’ai pas à le prouver. De la même façon qu’il n’est pas nécessaire de prouver que la France a été occupée par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale. Ce sont les faits.

Jean-Marie CHARUAU : Dans votre film, le sergent Marchand veut venir en aide aux trois héros de l’histoire. Mais ses supérieurs s’y opposent, en particulier le capitaine Dubois qui veut attendre le cessez-le-feu "entre les Sierra et les Bravo". Que pensez-vous de la neutralité des Nations-Unies, et par extension de la Forpronu - pendant ces années de guerre ?

DANIS TANOVIC : La neutralité n’existe pas. C’est un concept inventé par les hommes. Ne rien faire est un choix. Il faut, par ailleurs, savoir qu’il y avait tout un éventail de sensibilités au sein de la Forpronu. Un éventail qui allait des Casques Bleus envoyés sur le terrain jusqu’aux grandes puissances qui tiennent les Nations Unies. Sur le terrain, les Casques Bleus se sont vite rendus compte de ce qui se passait et voulaient faire quelque chose pour aider le peuple bosniaque. Ce sont les grandes puissances qui leur intimaient l’ordre de ne surtout pas intervenir. Elles ont choisi la non-intervention. Pourquoi pas ?!... Le problème est qu’elles n’ont pas assumé ce choix. Via la Forpronu, elles ont envoyé des troupes sur place en prétendant nous venir en aide. Sauf que ces troupes qui avaient ordre de rester "neutres" ne nous ont absolument pas aidés.

Jean-Marie CHARUAU : Dans votre film, certains Casques Bleus semblent totalement démotivés. Comme celui qui, dans la tranchée, alors que Ciki et Nino sont prêts à s’entretuer, écoute son walk-man...

DANIS TANOVIC : Cette image du bidasse qui écoute son walk-man, comme d’autres images du film, j’en ai été le témoin à Sarajevo : un jour, j’ai vu un soldat qui, posté sur son tank à un carrefour, écoutait de la musique, un casque de walk-man sur les oreilles. Il écoutait de la musique alors qu’autour de lui les gens courraient pour éviter les balles. Je me suis toujours demandé ce qu’il pouvait bien écouter, ce qu’il pouvait avoir dans la tête et où il pouvait bien se trouver à ce moment-là. Car il était clair qu’il n’était pas présent. Son esprit était ailleurs. A l’évidence, il ne voulait pas voir ce qui se passait. Peut-être que c’était trop difficile pour lui de voir les gens se faire tirer dessus sans pouvoir faire quoique ce soit, car les décisionnaires des Nations Unies postés à New-York l’en interdisaient ou bien se trouvaient en vacances...

Jean-Marie CHARUAU : Sur la question de la lâcheté des grandes puissances occidentales, les images de la venue de François Mitterrand à Sarajevo sont particulièrement parlantes dans votre film...

DANIS TANOVIC : Mitterrand a peut-être été un très bon Président pour la France. Ca, je ne le sais pas : c’était votre Président, pas le mien. Je sais, par contre, que ce qu’il a fait dans cette guerre - comme ce qu’il n’y a pas fait - est très grave. Nous l’avons reçu comme un héros à Sarajevo, comme le président d’une très grande démocratie. Nous pensions qu’il venait à notre secours, qu’il venait nous sauver. D’autant qu’il était accompagné de nombreux soldats et, qu’à son arrivée, deux porte-avions américains se tenaient à proximité, en mer Adriatique. En général, on n’envoie pas des soldats ni des porte-avions pour ne rien faire. Sauf que là, si. Les soldats ont été utilisés à ne rien faire et les deux porte-avions sont repartis comme ils étaient venus quand Mitterrand est rentré à Paris. Lequel Mitterrand n’a rien fait d’autre que faire en sorte que rien ne soit fait. Tout cela au nom d’une vieille amitié franco-serbe. Amitié que je concevais avant la guerre, mais qui me semble très douteuse depuis le début des années 1990. Autant je comprends que les Allemands soient maintenant vos amis - après avoir été vos ennemis il y a une soixantaine d’années -, autant je ne comprends pas que les Serbes soient restés les vôtres pendant le dernier conflit en ex-Yougoslavie. Si les gouvernements d’Europe occidentale pensaient pouvoir compter sur les Serbes pour maintenir le calme dans les Balkans, ils se sont complètement trompés. C’était une grave erreur de jugement. Et, malheureusement, c’est à cause de cette "erreur" que le massacre du peuple bosniaque s’est poursuivi pendant quatre années.

Jean-Marie CHARUAU : A la fin de "No Man’s Land", le colonel anglais de la Forpronu constate son impuissance à venir en aide au Bosniaque couché sur la mine et annonce une conférence de presse à 22 heures 30 "qui expliquera tout". La Forpronu vous a-t-elle effectivement semblée plus préoccupée par les médias occidentaux que par le conflit ?

DANIS TANOVIC : Bien sûr. Soyons clairs : la Forpronu n’était pas là pour nous rendre service, mais pour servir l’image des grandes puissances occidentales et principalement des Etats-Unis, de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la France. Il suffit de lire les accords de Dayton pour s’en rendre compte : ces accords étaient une façon de redorer le blason des Nations Unies et certainement pas de régler le conflit. A Dayton, les Nations Unies ont porté les nationalismes au pouvoir en prétendant établir une situation démocratique. Essayez d’appliquer ces accords en France : vous aurez une guerre dans les trois jours qui suivront. Et pour cause : ils sont inapplicables.

Jean-Marie CHARUAU : Dans "No Man’s Land", l’attitude de la journaliste interprétée par Katrin Cartlidge est assez ambivalente : elle semble à la fois révulsée par le comportement des autorités de la Forpronu et soucieuse d’exploiter la situation à des fins personnelles. Quel regard portez-vous sur l’action des médias occidentaux pendant la guerre ?

DANIS TANOVIC : C’est l’éternelle question qui tend à savoir ce qu’un journaliste doit faire quand il se retrouve devant un blessé : le filmer ? L’amener à l’hôpital ? Le filmer puis l’amener à l’hôpital ?... Il n’y a pas de réponse. Devant une telle situation, certains se montreront très professionnels, d’autres très humains. Je n’ai pas été spécialement choqué par l’attitude des journalistes présents sur le terrain. Bien sûr que nombre d’entre eux rêvaient de mettre à profit leur couverture du conflit pour devenir aussi célèbres que leurs homologues de CNN. Mais c’est humain. Ce qui m’a surtout choqué, c’est la hiérarchie qui a présidé à l’exploitation de leur travail par les journaux télévisés du monde entier : une grenade blessant un soldat anglais ou français de la Forpronu était jugée cent fois plus importante que mille grenades tuant plusieurs dizaines de civils dans la ville.

Jean-Marie CHARUAU : Vous aviez déjà conscience de cela pendant le conflit ?

DANIS TANOVIC : A Sarajevo, nous avions très peu de moyens de communication. L’une des très rares émissions que nous pouvions voir proposait un montage des programmes étrangers qui étaient consacrés au conflit. A la vue de cette émission, nous avions naïvement l’impression que le monde entier pensait à nous, que la vie s’était partout arrêtée, que les gens passaient leurs journées à manifester pour demander la fin des hostilités et exiger de leurs dirigeants qu’ils interviennent dans ce sens... Quand je suis sorti de Sarajevo, j’ai eu un choc terrible. Ce fut la journée la plus éprouvante de ma vie : tout d’un coup, j’ai compris que la vie continuait, que les gens se promenaient, qu’ils se prélassaient sur les plages, qu’ils tombaient encore amoureux... C’est idiot à dire, mais cela m’a foudroyé. C’est idiot à dire car il était tout à fait compréhensible que vous ayez continué à vivre normalement. C’est ce que je fais moi-même aujourd’hui. Alors que nous discutons tranquillement tous les deux, les Russes commettent des atrocités en Tchétchénie. Nous le savons, mais nous continuons à discuter tranquillement.

Jean-Marie CHARUAU : Votre film est empreint d’une ironie assez amère. L’amertume et l’ironie peuvent-elles caractériser le goût que vous a laissé la guerre ?

DANIS TANOVIC : Au sortir de la guerre, j’étais surtout très énervé par l’incapacité ou le refus de la plupart des dirigeants et des opinions publiques occidentaux de comprendre ce qui s’était passé et se passait encore en Bosnie. Cela me mettait très en colère - ce qui n’était pas bien car la colère ne mène à rien. Maintenant, elle est retombée. La colère est passée avec le temps, mais je n’oublie pas. J’aurais toujours un goût amer dans la bouche. Et pas seulement quand je pense à la Bosnie. Quand je pense à d’autres conflits aussi, au Rwanda ou à la Tchétchénie, par exemple.

Jean-Marie CHARUAU : Dans votre film, les très fortes accélérations de jeu alternent avec les baisses d’énergie, les plans larges avec les plans rapprochés... Comment définiriez-vous vos partis pris de mise en scène ?

DANIS TANOVIC : Une fois le scénario écrit de bout en bout, je me suis demandé pour chacune des scènes si elle était vraiment indispensable. Si le fait de l’ôter ne changeait rien à l’histoire, alors je la supprimais. Je suis ainsi parvenu à un squelette presque sans chair aucune : à quelque chose de minimal qui tenait debout et auquel j’ai essayé de donner de la chair par le biais du jeu des acteurs. Je voulais que ce soit eux qui donnent sa chair au film, et non pas les effets de mise en scène ou les mouvements de caméras - même si je disposais d’un très grand chef opérateur en la personne de Walther Vanden Ende. En rigolant, j’ai appelé cela "le minimalisme bosniaque". J’étais en fait très sérieux car je voulais vraiment faire un film de facture classique. Quant à son rythme, qui est effectivement marqué par l’alternance entre vagues de calme et moments d’accélération, je pense qu’il m’a été dicté par mon éducation musicale.

Jean-Marie CHARUAU : Comment qualifieriez-vous votre manière de diriger les acteurs ?

DANIS TANOVIC : Le plus gros du travail a été fait au moment du casting où nous sommes parvenus à établir une distribution composée à quatre vingt pour cent d’excellents acteurs. Pour les petits rôles et les figurants, j’ai repris à mon compte le système de Fellini : j’ai choisi des acteurs aux physiques très évocateurs et qui, dans la vie, étaient très proches des personnages qu’ils allaient devoir incarner dans mon film. Après, sur le tournage, j’y suis allé à l’instinct. Quand le jeu de mes interprètes me semblait un peu faux, je leur parlais et je leur faisais refaire une nouvelle prise. Voilà tout. Maintenant, quand une scène est clairement exposée, quand l’acteur en comprend les enjeux et ce qu’il doit y faire, il est assez simple d’obtenir de lui qu’il soit bon. Les acteurs sont mauvais lorsqu’ils ne comprennent pas ce qu’on leur demande ou que le metteur en scène ne sait pas lui-même ce qu’il veut. En cela, c’est un grand avantage de pouvoir écrire soi-même son scénario : on en comprend pleinement chaque ingrédient et si l’un d’entre eux ne fonctionne pas, on peut le modifier pendant le tournage. Heureusement, je n’ai presque jamais eu à le faire.

Jean-Marie CHARUAU : Mis à part les Anglais et les Belges, de quelles nationalités sont les acteurs de "No Man’s Land" ?

DANIS TANOVIC : En fait, j’ai réussi à réunir tous les acteurs que j’admirais avant la guerre. Et ce, qu’ils soient serbes, croates, bosniaques, slovènes ou autres : le vieux soldat serbe qui pose la mine sous le corps de Cera, est interprété par un immense acteur croate, Mustafa Nadarevic, qui a joué dans tous les grands films de l’ex-Yougoslavie, notamment dans "Papa est en voyage d’affaires". L’officier serbe est incarné par un très grand acteur serbe, Bogdan Diklic. Le bosniaque qui lit son journal et s’exclame "Quel Bordel au Rwanda !" est joué par un acteur du Montenegro. Le démineur allemand est interprété par un acteur slovène. Le guide que l’on voit au début du film est incarné par un bosniaque qui vit en Croatie. Rene Bitorajac, qui interprète le personnage de Nino, et Filip Sovagovic, qui interprète celui de Cera, sont croates. Branco Djuric, qui joue Ciki, est quant à lui bosniaque ; il est très populaire en ex-Yougoslavie pour avoir joué dans de nombreux films - de Emir Kusturica ou Ademir Kenovic notamment -, et surtout, dans une série, "Top list des surréalistes", que l’on pourrait qualifier de "Monthy Python à la Bosniaque"... Même les acteurs belges sont d’origines diverses : ainsi, Georges Siatidis, qui joue le sergent Marchand, est d’origine grecque et Sacha Kremer, qui interprète le personnage de Michel, est d’origine suisse. Serge-Henry Valcke, le capitaine Dubois, est hollandais. Katrin Cartlidge et Simon Callow sont, quant à eux, bien anglais. C’est dire si "No Man’s Land" est un film européen ! Chose formidable pour moi car chacun a apporté un peu de sa culture, un peu de sa vision du monde et de la vie.

Jean-Marie CHARUAU : L’équipe technique était, elle aussi, constituée de gens de nationalités très diverses ?

DANIS TANOVIC : Sur le tournage, il y avait beaucoup de techniciens slovènes, quelques croates, quelques bosniaques, quelques serbes... Mais le corps de l’équipe était composé de Belges. Ceci, grâce à Marion Hänsel qui a coproduit le film et m’a notamment présenté le chef opérateur Walther Vanden Ende et l’ingénieur du son Henri Morelle.

Jean-Marie CHARUAU : Où le film a-t-il été tourné ?

DANIS TANOVIC : Mis à part quelques scènes de studio en Belgique, le film a entièrement été tourné en Slovénie, au niveau de la frontière italienne. Cela pour une raison toute bête : les paysages de la Slovénie, qui faisait partie de l’ex-Yougoslavie jusqu’en 1992, ressemblent beaucoup aux paysages bosniaques.

Jean-Marie CHARUAU : Le jury de Cannes vous a remis le Prix du Scénario. En avez-vous été surpris ?

DANIS TANOVIC : Je ne vais pas vous mentir : je ne vais pas vous dire que j’ai été surpris de recevoir un prix car dès lors qu’on a un film en compétition dans un festival, on espère bien être au palmarès. Je n’étais pas spécialement surpris, mais j’étais très heureux. D’autant plus heureux que le prix aille au scénario car j’accorde, comme vous l’aurez compris, énormément d’importance à l’écriture. Et puis, c’est rare que le prix du scénario revienne à un metteur en scène. C’est un magnifique prix.

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