"La déchirure"

"La déchirure" version définitive publiée

Le chemin se fait en marchant

Et quand tu regardes derrière toi

Tu vois le sentier Que jamais

Tu ne dois à nouveau fouler

Voyageur ! Il n’y a pas de chemins

Rien que des empreintes laissées sur la mer.

Antonio Machado

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C’était un matin de juillet 1938. La nuit avait été chaude dans ce vieux quartier de Barcelone où ils avaient toujours vécu. Ils préparaient leurs bagages pour quitter la ville. La guerre civile avait éclaté le 13 juillet 1936 et, depuis, la situation ne cessait de se dégrader. Les bombardement s’intensifiaient et la population était démoralisée. Un climat de peur planait sur la cité blessée.

Joan était un homme honnête, robuste et compréhensif. Il s’occupait de sortir les valises du grenier. Nuria, sa femme, avait un cœur en or. Elle aurait fait n’importe quoi pour faire plaisir à sa famille. Mais quand il le fallait, elle savait se montrer sévère. Elle s’occupait de choisir les vêtements nécessaire pour elle et son mari Joan. De temps à autre, elle jetait aussi un coup d’œil sur son fils Rodrigue, qui ne bougeait pas. Elle finit par s’adresser à lui : « Rodrigue, fais tes valises ! Arrête de faire la tête, s’il te plaît ». Nuria avait déjà essayé de le convaincre, mais l’adolescent n’obéissait qu’à son père.

Rodrigue était un jeune garçon de seize ans. Il était grand, de corpulence moyenne et très musclé. Il avait des cheveux courts châtain foncé et les yeux vert émeraude de sa mère. C’était un garçon très aimable, mais il savait aussi défendre ses opinions.

Sergi, son jeune oncle, le petit frère de Nuria était un jeune homme très méfiant envers les gens qu’il ne connaissait pas. Mais il aimait aussi bien faire la fête. Il finissait de boucler sa valise et commençait à fermer les fenêtres de la maison. Lui, savait pourquoi son neveu restait renfrogné dans son coin. Rodrigue ne voulait toujours pas faire ses valises. Il n’était pas prêt à changer d’avis. Son père Joan, s’approcha de lui et lui demanda lentement « Rodrigue, mon fils pourquoi as-tu ce comportement ? » L’adolescent le regarda fixement sans un mot. Son père continua « Tu n’es pas comme d’habitude, explique moi ce qu’il t’arrive ». Tout en continuait de le regarder dans les yeux, Rodrigue lui répondit avec colère : « Pourquoi vous êtes-vous engagés dans l’armée de la République ? Est-ce que vous êtes tous prêts à donner votre vie pour le camps républicain ? Eux, ils n’ont jamais rien fait pour nous ! ».

Joan sembla déçu et hésita : « Je croyais que tu étais grand maintenant ! Tu ne comprends donc pas qu’il faut qu’il y aie des gens qui se battent contre les fascistes pour défendre la liberté de tous ? ». Sergi l’observait d’un air peiné. Rodrigue se calma et, un peu honteux, demanda : « Je ne peux vraiment pas venir avec vous ? » Son père secoua tristement la tête : « Non, la guerre n’est pas faite pour les adolescents ! Toi, tu iras chez tes grands-parents en France. Tu seras à l’abri à Valmanya, à la montagne, comme il était convenu ». Avec le ton que son père avait employé, Rodrigue savait qu’il ne fallait plus qu’il insiste. Il était triste d’imaginer sa famille en but aux atrocités de la guerre. Son père le prit par le bras et lui dit : « Je comprends maintenant. C’était donc ça, la peur ... Tu crains qu’il ne nous arrive quelque chose. Tu as tort, il n’arrivera rien à personne ». Et il rajouta : « Mon fils, je te fais la promesse que nous t’écrirons des lettres le plus souvent possible pour t’expliquer ce que nous faisons et quelle est la situation sur le front ». A ce moment là, Rodrigue se sentit inutile aux yeux de tout le monde. Joan venait de lui tourner le dos après lui avoir redemandé de faire sa valise.

La matinée fut vite passée et ils partirent tous pour accompagner Rodrigue qui avait son train à 13 heures. En entrant dans la gare, personne ne parlait. Son père était triste de le laisser partir, mais il était soulagé aussi car il savait qu’à Valmanya il serait protégé de tous les dangers. Le père et le fils se serrèrent la main et Joan lui murmura à l’oreille : « Maintenant, tu es un homme ». Il rajouta que, quand même, qu’il fasse très attention à lui. Sa mère pleurait. De fines larmes coulaient sur son visage. Elle prit son fils dans les bras et le couvrit de baisers. Sergi et Rodrigue s’étreignirent comme des frères, car même si Sergi était l’oncle de Rodrigue, ils se considéraient comme des frères. Rodrigue leur dit « Je vous aime ». Puis l’adolescent de seize ans s’avança à grands pas vers le train, ses deux valises à la main. Avant de monter dans le wagon, il ne put s’empêcher de se retourner pour regarder, peut être pour la dernière fois de sa vie le visage des trois personnes qui lui étaient les plus chères. Il leur adressa un signe de la main, avant de se précipiter dans le wagon. Il était à moitié rempli. Rodrigue choisit un compartiment vide qui se trouvait du côté du quai. Le train démarra dans un grand bruit de ferraille. L’adolescent regarda sa famille qui agitait le bras. Rodrigue ne voyait à présent que leurs silhouettes qui diminuait de plus en plus. Puis ils disparurent brusquement dans l’ombre quand le train atteignit le bout du quai et sortit dans la lumière violente de l’été.

Pour passer le temps, il lut des journaux laissés-là par un voyageur. Ils parlaient tous de la guerre. En feuilletant les pages, Rodrigue ne put retenir ses sanglots. Il se souvint de toutes les choses merveilleuses qu’il avait faites avec sa famille et se demanda s’il leur arriverait quelque chose : « Que deviendrais-je ? » La tête remplie de questions, le cœur plein de tristesse, Rodrigue tourna son regard vers l’extérieur et il put admirer le magnifique paysage montagneux des Pyrénées qu’il n’avait jamais vu auparavant. Il fut gagné par la fatigue et s’endormit.

Il fut réveillé par le bruit du train qui arrivait en gare de Perpignan. Il descendit de la voiture, l’esprit dans le vague et se retrouva dans la cohue, déboussolé par ce monde nouveau dans lequel la guerre n’avait pas inscrit sa marque. Les gens se bousculaient et criaient à la recherche des leurs. La plupart ne parlaient pas Catalan. Il n’y avait pas pensé. Il essaya, sans trop de succès, de comprendre ce qu’ils disaient. Heureusement, au loin, il aperçut, Joseph et Mercedes, ses grands-parents, qui l’attendaient avec impatience.

Ils avaient vieilli depuis leur dernier séjour l’année précédente à Barcelone. Ils l’accueillirent à bras ouverts. Ils étaient heureux de le revoir. Ils lui prirent les valises et lui dirent : « Viens, Rodrigue, notre charrette est un peu plus loin, à l’extérieur de la gare ». Perpignan était une ville souriante et ensoleillé, un peu vieillotte, très différente de Barcelone.
Le trajet allait être long. Rodrigue cachait sa tristesse et son appréhension car Joseph et Mercedes étaient de braves gens. Pendant le trajet, ils demandèrent des nouvelles de tout le monde. Il répondit que tout allait bien. Enfin, l’après-midi, ils entrèrent dans le village de Valmanya, puis, dix minutes plus tard, arrivèrent devant une longue et grande pente. De là, on pouvait apercevoir la maison, perchée tout en haut du village. Une fois arrivé, Rodrigue fut émerveillé. Il avait vue sur tout les Pyrénées et sur l’intégralité du village. Le soleil se couchait sur la montagne.

La maison de ses grands-parents était simple, mais immense et belle. Ils la lui firent visiter et lui montrèrent la chambre qui serait la sienne durant son séjour. Elle était grande et spacieuse, elle se trouvait au deuxième étage et de sa fenêtre, il avait une vue magnifique sur la montagne.
Il dormit bien, lourdement, sans aucun rêve. Au matin, il descendit pour le petit déjeuner et questionna ses grands-parents « Est-ce que je pourrais aussi aller me promener dans les sentiers de montagne après avoir visité le village ? » Joseph et Mercedes ne voyaient aucun inconvénient à cela. Alors, il partit à la découverte de son nouveau monde. Il sortit de la maison et, laissant le village de côté, se dirigea vers les prairies où paissaient des moutons. Ces champs se situaient au-dessus de chez Joseph et Mercedes. Il s’approcha et fut surpris de trouver une jeune fille, là devant lui, assise dans l’herbe à regarder les moutons, plongée dans ses pensées. Elle était grande et mince. Elle devait avoir environ seize ans. Elle était très belle. Rodrigue s’avança doucement. Elle sursauta brusquement quand elle prit conscience qu’elle n’était plus seule. « Excusez moi mademoiselle, si je vous ai fait peur » dit Rodrigue, gêné. Elle avait une longue chevelure brune ondulée, de très beaux yeux bleus. Elle le regarda intensément, comme si elle essayait de le reconnaître. Dans ses yeux, Rodrigue lut de l’étonnement et de la curiosité. « Oh ! Ce n’est rien, j’ai juste été surprise. Je n’ai pas l’habitude de rencontrer de gens ici » dit-elle gaiement. Elle avait un nez très fin et son sourire était charmeur. Rodrigue sentit en lui quelque chose de complètement nouveau et ajouta maladroitement « Je m’appelle Rodrigue, je viens de Barcelone et je vais séjourner chez mes grands-parents ici quelques temps. C’est à eux les moutons ! » A peine dit cela qu’il se rendit compte qu’il était ridicule. « Ah je ne savais pas ! Désolée si je me trouve sur une propriété privée » s’excusa la jeune fille. « Non pas du tout, vous n’avez pas à vous excuser, la nature appartient à tout le monde, mes grands-parents sont de mon avis, vous n’avez pas à vous inquiéter » ajouta-t-il pour tenter de se rattraper. La jeune fille semblait maintenant un peu gênée de la façon dont Rodrigue s’adressait à elle. Le charme paraissait rompu. Il prit conscience alors qu’ils avaient parlé en Catalan « Oh , ce n’est rien, je vous assure. J’aimerais tant savoir comment vous vous appelez et faire un peu plus connaissance avec vous, si cela ne vous dérange pas » implora presque Rodrigue. Elle hésita, quelques instants et, après l’avoir regardé avec attention, dit « Je m’appelle Maria Ruiz, je viens également d’Espagne et je suis chez ma tante à Valamnya pour quelques temps, ... ». Elle détourna les yeux et ne semblait pas vouloir en dire plus. Il n’insista pas.
Ils parlèrent de choses et d’autres et continuèrent à faire connaissance. Il se trouvait qu’ils avaient de nombreux points communs, ils aimaient tous les deux la nature, les animaux. Ils détestaient les gens malhonnêtes, bref, ils semblaient être faits l’un pour l’autre. Les deux adolescents quittèrent la prairie et allèrent se promener dans la montagne.

Déjà deux jours s’étaient écoulés. Rodrigue passait tout son temps en compagnie de la belle Maria. Une histoire d’amour était en train de naître. Il était tellement heureux qu’il ne pensait plus à ses parents et à la guerre dans son pays.

Un beau matin, en se levant il aperçut, par sa fenêtre, le vélo du facteur qui arrivait chez Joseph et Mercedes. Il repensa à la promesse que son père lui avait faite. Il descendit en trombe pour voir si le facteur venait pour lui . « Bonjour, est-ce que vous auriez une lettre pour moi ? » demanda Rodrigue. « Bonjour, jeune homme, euh... , attends, je regarde ... Monsieur Rodrigue Lopez ? ». « Oui , c’est cela » L’adolescent lui arracha presque la lettre des mains et s’empressa de se réfugier dans sa chambre pour l’ouvrir. Elle portait le sceau de la censure militaire et avait été posté à Valence :

30 juillet 1938

« Mon cher Rodrigue J’espère que tu vas bien et que tu ne t’ennuie pas trop. Aujourd’hui est un jour magnifique. Les nôtres ont lancé une grande offensive sur l’Ebre. De Mequinenza, au Nord Ouest, à Amposta, au Sud Est, le front s’étire maintenant sur 130 kms. Au Centre, dans la boucle de l’Ebre, nos soldats ont bousculés les troupes franquistes et, en cinq jours, ont avancé de 40 kms, établissant même dans le secteur de Gandesa une position forte dans le dispositif adverse.

L’espoir renaît dans le camp républicain ! Dans le service d’infirmerie où je suis, en arrière du front, nous voyons arriver les premiers blessés. Il y a de plus en plus de morts, mais il semblerait que le camp ennemi subisse de plus lourdes pertes encore. Ah, Rodrigue, je suis heureuse, mais aussi inquiète pour ton père et pour Sergi qui sont en premières lignes. Je n’ai pas de nouvelles d’eux.

Je dois te laisser, j’ai beaucoup de travail. Prends soin de toi, nous t’aimons plus que tout. Embrasse et rassure tes grands parents.

Nùria »

Rodrigue poussa un soupir de soulagement et alla prévenir ses grands-parents.

Le temps s’écoulait normalement, mais pour Rodrigue, il s’écoulait très vite. Il ne voyait pas les jours passer tellement il était heureux auprès de Maria. Ils faisaient et découvraient ensemble beaucoup de choses, des randonnées, les rires, les secrets, les premiers baisers, ... Cette période fut la plus heureuse de sa vie. Maria était resplendissante. Ils faisaient plein de projets pour l’avenir, pour après la guerre, même si, à chaque fois, une ombre de tristesse voilait le beau regard de la jeune fille. Ils étaient heureux, s’aimaient et ne se posaient aucune question sur des choses pas très importantes, comme les parents. Mais un soir, quand Rodrigue raccompagnait Maria chez sa tante, il voulut quand même lui en poser une : « Et toi, tes parents que font-ils ? Où sont-ils et pourquoi vis-tu chez ta tante ? Maria le regarda avec un air triste et un peu rempli de haine. Elle tourna les talons et partit en courant sans un mot. Il comprit qu’il n’aurait pu dû aborder cette question avec elle. Cela faisait plusieurs semaines, que Rodrigue vivait chez ses grands-parents et il y avait quelque temps qu’il aurait dû recevoir une nouvelle lettre d’Espagne. En fin de matinée, il était descendu attendre le facteur au pied de la maison. En le voyant arriver, Rodrigue s’était approché de lui et lui avait demandé : « Vous avez du courrier pour moi ? » Le facteur l’avait regardé en souriant et lui avait dit : « Cette fois, je te l’ai préparée pour pas te faire attendre comme l’autre jour » Rodrigue était triste car depuis deux jours Maria, n’avait pas voulu lui adresser la parole. Il avait essayé d’aller lui parler, de s’excuser, mais elle n’avait pas voulu l’écouter. Il perdait espoir. Il espérait au moins qu’une lettre d’Espagne lui apporterait de bonnes nouvelles. Rodrigue prit la lettre et le remercia. Le jeune homme remonta dans sa chambre. Comme la première lettre, celui-ci avait été postée à Valence. Il l’ouvrit et la lut.

15 aout 1938

« Mon cher Rodrigue,

Notre grand espoir s’amenuise. Les attaques successives des nôtres pour s’emparer de la ville de Gandesa se brisent les unes après les autres. Franco a fait monter en ligne, sous la protection de son aviation et de ses chars, une dizaine de ses divisions. A commencé alors sur ce plateau aride qui domine l’Ebre une guerre de position d’une violence inouïe. Les pertes sont énormes. Les renforts en matériel se tarissent. Le nombre de blessés a augmenté rapidement, nous manquons de médicaments et nous sommes débordés pour les soigner. L’aviation franquiste est maîtresse du ciel et bombarde sans répit nos tranchées. Les bombes arrivent de partout, même dans les lignes arrière où nous sommes. Personnes n’est à l’abri. Les soldats sont de plus en plus épuisés. La nourriture est infecte et devient de plus en plus rare. C’est la guerre totale. Je suis de plus en plus inquiète sur le sort de ton père et de Sergi. Ton absence me remplit de peine, tu me manques.

Ta maman qui t’aime fort.

Nùria »

Rodrigue jeta la lettre sur son lit. Malgré tous ses efforts pour se comporter en homme, il fut prit d’une soudaine envie de pleurer. Maria l’évitait, ses parents étaient en difficulté, il ne pouvait rien faire. Il se sentait inutile. Il allait expliquer tout cela à ses grands-parents. Depuis quelques jours, Joseph avait remarqué qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Il avait compris tout de suite que c’était à cause de son histoire d’amour avec Maria. Quand Rodrigue descendit, il lui dit : « Quand on aime quelqu’un, il faut dire sincèrement toutes les choses qu’on a sur le cœur, sinon les problèmes naissent et ne disparaissent jamais. » Rodrigue comprit alors ce qu’il avait à faire. Il prit sa veste et alla chez la tante de Maria. Il l’appela de la rue « Maria, je sais que tu m’entends, alors descends, s’il te plait ! » cria-t-il. Il n’y avait aucune réponse. « Je t’aime plus que tout , ... » cria-t-il encore plus fort. Toujours pas de réponse. « Sans toi, je n’ai aucune raison d’exister, tu es l’amour de ma vie. Je t’en prie Maria reviens avec moi ... » hurla-t-il. La jeune fille ouvrit sa fenêtre et sortit sur son balcon. « Arrête de crier ainsi comme cela, tu n’es pas tout seul ! » le sermonna-t-elle. « Enfin , Maria ... » soupira Rodrigue . « Qu’est-ce que j’ai pu te faire pour que tu me repousses ainsi ? » demande le jeune adolescent. « Absolument rien, je t’aime et je t’aimerai toujours, tu le sais bien. Mais quand tu as commencé à me parler de mes parents, de lourds secrets sont remontés. Ils te feraient souffrir toi, comme ils me font souffrir moi, Rodrigue ... » C’est pour ça que je suis partie. Il fallait que je réfléchisse » déclara-t-elle. « Et alors ... ? » demanda Rodrigue, inquiet de cette réponse. « Soit tu choisis notre amour, et tu ne me demande plus rien sur ma famille, soit je te dis mon secret, mais, il déchirera notre relation à jamais » expliqua Maria d’un ton courageux. « Maria , je n’ai jamais ressenti quelque chose comme ça pour quelqu’un. Je t’aime tant. Sans hésiter, je choisis notre amour » s’exclama le jeune homme. Maria descendit. Rodrigue la prit dans ses bras, elle pleurait. Mais elle s’arrêta quand Rodrigue lui murmura à l’oreille : « Tu vas voir , tout va s’arranger, ça sera comme avant. On sera heureux ensemble » . « Je t’aime » dit Maria . Après ce jour, les deux adolescents avaient retrouvé leurs habitudes. Ils s’aimaient toujours plus que tout. Ils recommencèrent à sortir ensemble toute la journée. Rodrigue se posait tout de même des questions. Quel était le secret de Maria ? Mais il ne lui en parlait plus.

Les jours s’écoulaient, l’automne venait d’arriver. La montagne était merveilleuse. Un jour, en fin d’après-midi Rodrigue rentrait chez ses grands parents, il venait de raccompagner sa bien aimée chez elle, Joseph l’appela : « Rodrigue, il y a une lettre pour toi, elle vient d’Espagne » Rodrigue se précipita

2 novembre 1938

« Mon cher Rodrigue, C’est terrible. Franco a déclenché sa contre-offensive. La situation devient de plus en plus désespérée. Les brigades internationales se sont retirées et tous les étrangers qui sont venus se battre pour la République rentrent chez eux. Nous sommes encore plus seuls ! Nous manquons de vivres, de médicaments et de munitions. Comme je suis heureuse que tu sois loin de tout cela.

Dans ce flot de mauvaises nouvelles, il y a heureusement un éclair de bonheur. J’ai retrouvé ton père et Sergi qui ont combattu dans le même bataillon. Ils sont maintenant près de notre hôpital de campagne pour nous protéger car les lignes se sont presque défaites et ne sont pas sûres. Mon chéri, ne t’inquiète pas pour nous ! Nous nous en sortirons, pour te revoir et pouvoir te serrer dans nos bras.

Tes parents qui t’aiment »

Nùria, Joan, Sergi

Après avoir lu la lettre, Rodrigue comprit parfaitement la situation dans laquelle le camp de la République et les siens se trouvaient. Il pensa au malheur de ses parents, à ce qu’ils pouvaient vivre de terrible. Des larmes coulaient sur le visage. Ses grands parents s’approchèrent de lui et lurent à leur tour. Ils comprirent et Mercedes prit Rodrigue dans ses bras pour lui expliquer qu’il n’avait aucun soucis à se faire, que ses parents étaient très courageux, qu’il ne leur arriveraient rien. Rodrigue essayait de la croire, mais il n’y parvenait pas. A partir de ce jour, les deux adolescents étaient autant ensemble qu’avant, mais seulement Rodrigue ne voulait plus quitter la maison de ses grands parents. Il attendait une nouvelle lettre. Maria et ses grands parents essayaient de le raisonner, mais il ne voulait rien entendre. Il ne rigolait plus, il refusait de s’amuser pour se punir d’avoir était si heureux alors que les siens étaient si malheureux.

Par une triste matinée, Rodrigue se leva avec un air maussade. Il descendit les escaliers pour aller déjeuner . « Bonjour, Rodrigue » lui dit sa grand-mère. « Bonjour, mamie » répondit-il tristement. « Après le déjeuner pourrais-tu me rendre un service en allant me chercher le journal au village, s’il te plaît ? » demanda Mercedes « Oui d’accord » répondit Rodrigue. Il déjeuna puis descendit vers le village. Il croisait des villageois et il les saluait car tous le connaissaient maintenant. Arrivé rue de l’escola, il prit le journal et donna une pièce à la personne qui vendait les journaux. Lorsqu’il jeta un coup d’œil sur la première page, il crut s’évanouir en lisant le gros titre.

Débâcle sur le front le l’Ebre

Valence, 17 novembre 1937

Ce qu’il reste des troupes de la République espagnole a franchi le fleuve avec d’énormes pertes. Sur les sierras de Caballs et de Pandols, les positions républicaines pourtant défendues avec acharnement sont tombées les unes après les autres. Les villes de Gandesa, de Villalba de las Arcos et de Corbera d’Ebre ont été réduites en cendre. A la chaleur torride de l’été espagnol a succédé l’humidité et la boue. Avec les premiers froids de novembre, le repli inéluctable s’est accentué. Pour protéger les 15 000 hommes et le peu de matériel qui repassent le fleuve, les combattants d’arrière garde se font tuer sur place. Les troupes nationalistes ne font pas de quartier et exterminent impitoyablement les prisonniers Notre reporter a personnellement assisté à un épisode de tuerie qui est désormais devenu banal dans cette guerre. Il y a deux jours, des troupes nationalistes ont encerclé un hôpital de campagne républicain dans le village de Santa-Cruz. Après une défense acharnée, les survivants, des blessés et des infirmières pour l’essentiel, ont été fusillés. Telle est celle guerre meurtrière qui ne respecte plus rien !

De notre envoyé spécial

Rodrigue s’adossa au mur. Le monde vacillait. Il avait peur. Il resta longtemps dans ses pensées. Puis, il replia soigneusement le journal, le laissa sur un banc et rentra.

S’il avait lu la suite de l’article, il aurait vu qu’il y avait également une grande photo. C’était le portrait d’un officier franquiste au regard cruel et insolent, arborant un sourire machiavélique. En dessous était écrite la légende suivante :

Le commandant Carlos Ruitz, qui commande les troupes nationalistes citées par notre reporter dans son article, est un officier supérieur brillant et efficace formé dans l’armée d’Afrique. Il fait partie des troupes d’élite de Franco. Sa réputation de sauvagerie n’est plus à faire ... Avant la guerre civile, il avait eu affaire à la justice pour avoir assassiné sa femme, la célèbre actrice Nina Cardos, lorsque celle-ci voulut le quitter à cause de sa violence. Sa fille, la jeune Maria Cardos, vit en France, dans un endroit gardé secret.

Sans se douter de tout cela, Rodrigue rentra chez ses grands-parents et leur annonça la mauvaise nouvelle. Ils voulurent lire l’article mais il leur dit qu’il l’avait laissé au village. « Qu’est-ce qu’il disait dans l’article ? » demandait Joseph . « Je crois qu’il est arrivé quelque chose à papa et maman et à Sergi ? » s’exclama Rodrigue angoissé. « Ne t’inquiète pas, il ne faut pas se dire ça. La seule chose sérieuse à faire maintenant, c’est d’attendre la prochaine lettre de tes parents pour savoir . » disait Mercedes. Rodrigue monta dans sa chambre sans un mot. Lorsque Maria vint le voir, ils discutèrent ensemble de ce qui s’était passé. Elle semblait mal à l’aise. La jeune fille lui expliqua, que les jours suivants, elle devrait aider sa tante et qu’ils ne se verraient pas pendant deux ou trois jours. Rodrigue avait très bien comprit que Maria essayait de l’éviter. Il pensait que c’était à cause de son humeur, il était toujours angoissé. Il voulait plus sortir. Mais même s’ il l’aimait, il n’avait pas la tête à s’occuper de son histoire d’amour maintenant. Les jours passaient, Rodrigue restait seul dans sa chambre à regarder des photos de ses parents. Parfois, il se mettait à pleurer. Trois jours s’étaient écoulés depuis que la nouvelle de la contre-attaque nationaliste avait été faite dans le journal, Rodrigue n’avait toujours reçu aucune lettre. Au matin du quatrième jours, il descendit pour voir comme chaque matin, si le facteur avait une lettre pour lui. Ce matin là, malheureusement, il en avait une. Rodrigue la prit et la lettre et la lut. Elle était courte et ne parlait pas de la guerre :

Valence, 22 novembre 1938

« Cher Rodrigue

Aujourd’hui, c’est moi, Sergi, qui doit t’écrire. Je ne sais pas comment t’annoncer cette terrible nouvelle. Ton père, Joan, qui t’aimait tant, qui était un homme si bon, vient de perdre la vie. Il est mort en essayant de protéger ta mère. Elle est sous le choc. Je ne peux t’en dire plus dans une simple lettre. Nous allons essayer de venir te rejoindre à Valmanya.
 
Sergi »

Après avoir lu cette lettre, Rodrigue s’effondra. Ses grands-parents, le voyant tomber se précipitèrent vers lui. Mais il leur cria qu’on le laisse seul avec Maria ». Il était plein de haine contre la terre entière, envers sa mère et envers son père. Il pensait que s’ils n’étaient pas partis à la guerre, rien de tout cela ne serait arrivé. Alors le cœur plein de colère, il prit la décision de se consacrer uniquement à Maria. Sous le coup de l’émotion, il partit donc la rejoindre. Ils allèrent dans un des endroits qu’ils avaient découvert ensemble. La jeune fille lui demanda ce qu’il avait. Il lui expliqua tout depuis le début. Elle pâlit et l’écouta alors sans un mot, la tête baissée. Puis, quand il eût fini, elle se leva et lui dit : « Rodrigue mon amour, il faut que je t’avoue quelque chose ... » Rodrigue la regarda sans comprendre. Les yeux de Maria commençaient à briller de larmes, son cœur se nouait et elle lui avoua d’un coup : « L’homme qui a tué ton père ... » « Je ne préfère pas en parler » déclara le jeune garçon . « Si ! Il faut que je te ... » essaya à nouveau la jeune fille . « Non s’il te plait, c’est déjà du passé » répondit Rodrigue. « C’est mon père » cria-t-elle violemment . « Comment, c’est ton père ? » demanda le jeune garçon incrédule. « Oui, je suis désolée mon père est officier dans les troupes de franco. Il s’appelle Carlos Ruiz, c’est lui qui est responsable de l’attaque sur le village de Santa-Cruz ». C’était dans le journal ! » Rodrigue la regardait, sans comprendre, puis lentement la vérité lui apparut dans toute son horreur. Sans lui adresser une parole, il se leva. « S’il te plait dis-moi quelque chose » implora Maria . « Tais toi ! » lui répondit Rodrigue avec méchanceté. « Je t’en prie, je n’y suis pour rien, je ne répond pas des actes de mon père ! » tenta la jeune fille. « C’était donc ça ton secret, tu le savais depuis le début ? » lui demanda Rodrigue. « Oui, mais je ne pouvais pas te le dire, car je t’aimais » lui répondit Maria. Il se détourna brusquement « Il vaudrait mieux que je rentre chez moi » déclara Rodrigue à la jeune fille. « Non , je t’en supplie Rodrigue ... » cria Maria. Il la regarda avec haine « Je ne peux me résoudre à continuer à aimer une fille dont le père est un monstre ! » dit-il sous le coup de la colère. Puis il s’éloigna sans se retourner, la laissant en pleurs.

Maria avait le cœur lourd, elle venait de se disputer avec Rodrigue. En arrivant chez sa tante, elle ne prit pas le temps d’aller l’embrasser, elle se rua dans les escaliers pour atteindre sa chambre au plus vite car déjà les larmes inondaient son petit visage d’ange. Sitôt sa porte fermée à clé elle se laissa aller en pleurant des milliers de larmes de honte et de culpabilité. Elle ne savait plus quoi penser, elle ne cessait de se répéter « Pourquoi moi, pourquoi mon père, que dois je faire ? » Elle se laissa tomber sur la chaise de son bureau, lasse et malheureuse. Ses yeux embués de larme regardaient dans le vide, sa tête basculait de gauche à droite mollement, comme si elle allait s’endormir sur place. En s’écroulant sur son bureau sa main gauche caressait le papier à lettre où elle aimait tant écrire de jolis mots d’amour à Rodrigue. Là était la solution, elle allait lui écrire une lettre. Il devait savoir, il devait comprendre. Elle l’aimait trop pour le laisser dans l’ignorance. Maria d’une main tremblante prit son porte-plume, le trempa dans l’encre noire et écrivit ces mots sur le papier :

« Mon Rodrigue, mon amour,

Je ne sais comment te dire à quel point je suis peinée, mon cœur saigne, je n’ai de cesse de me répéter que plus jamais tu me regarderas avec des yeux plein d’amour. Je ne peux supporter ton regard plein de haine. Comme je te comprends. Je suis la fille d’un monstre. Pourquoi a-t-il tué tes parents ? Je ne sais pas mais ce que je ressens en ce moment est que le fait d’être sa fille m’est insupportable et pire encore le fait de savoir que je ne serais plus jamais l’élue de ton cœur. Tout cela est lourd à supporter. Jamais nous ne nous marierons, ni n’auront de merveilleux enfants au regard si clair comme de tien. En me voyant tu verras la fille du monstre qu’est mon père. Mais moi sans toi, je ne suis rien. Tu étais ma raison de vivre, l’étoile qui éclairait mes nuits, le soleil qui réchauffait mon âme. Sans toi je ne suis que poussière. Je t’aime tellement que je ne peux me résoudre à continuer de vivre sans toi. Plus jamais, je ne verrai ton sourire et plus jamais ne pourrai être heureuse. J’aimerais pourtant sentir une dernière fois tes lèvres sur les miennes, ta chaleur contre moi, tes douces caresses. Je voudrais ne plus penser, ne plus respirer juste m’envoler loin de ces soucis, simplement effacer mon passage sur cette terre, car je ne suis plus rien, trop anéantie par cette vague de souffrance. Mon Corps, tout entier supplie d’arrêter de vivre. Mon Rodrigue, quand tu liras cette lettre, je ne serai plus de ce monde, en enfer peut-être. Mais même au-delà de ce monde, je ne cesserai de t’aimer. J’espère que tu me pardonneras et que tu garderas au fond de toi quelque souvenir heureux de notre amour. Ainsi je te dis adieu, je t’embrasse mon ange, sois heureux et prends soin de toi.

Ta Maria pour l’éternité ».

Alors Maria replia la lettre et la glissa dans une enveloppe où elle écrivit « pour Rodrigue » Elle se leva lentement. Son regard fit le tour de la pièce. Chaque objet lui rappelait de merveilleux souvenirs avec Rodrigue. Comme une automate, elle ouvrit la lourde porte en bois de son armoire et saisit son long manteau marron et son écharpe de laine. D’une main tremblante, elle prit la lettre destinée à Rodrigue et la glissa au fond de la poche de son manteau. Elle descendit les marches de l’escalier pas à pas en se trainant un peu. Arrivée dans le hall d’entrée Maria lança d’un ton neutre à sa tante qu’elle ne l’attende pas pour souper, qu’elle allait rentrer très tard et, elle sortit en jetant un dernier coup d’œil à cette maison qu’elle ne reverrait plus. Le vent était glacial tout comme son esprit. Elle emprunta le petit sentier qui menait à la crête, là où les fleurs poussaient toujours aussi belles. Le petit sentier serpentait et montait toujours plus haut. Maria entendait le vent siffler quand il s’engouffrait entre les branches dénudées des arbres. Son souffle était court tant la pente était raide et ses sanglots noyaient son visage. Puis elle arriva au point final de sa destinée, un petit coin d’herbe verte avec des fleurs qui la recouvraient. De là elle apercevait toute la vallée et là-bas tout en bas scintillait la rivière où se reflétaient les rayons du soleil couchant. Elle s’approcha tout au bord du précipice, s’agenouilla et pria le bon dieu de bien vouloir la pardonner.

Le vent faisait voler ses cheveux de soie tout autour de son visage blême. Une dernière larme roula sur sa joue. Maria se releva, ferma les yeux. Lentement, elle déploya ses bras et, prenant la posture de l’ange, laissa basculer son petit corps faible dans le précipice pour l’éternité.

Le lendemain, en fin de matinée, quand Rodrigue alla chercher le pain pour Mercedes, il vit des gens agités qui parlaient entre eux. Ils étaient rassemblés autour de quelque chose. En s’approchant, Rodrigue vit qu’il s’agissait d’un corps recouvert par un vieux tissu. Les gens disaient que c’était une jeune fille, mais ils ne savaient pas qui c’était. Ils disaient aussi que les gendarmes avaient ramené le corps au village pour pouvoir retrouver sa famille. Pris d’une folle prémonition, Rodrigue alla parler au gendarme. « Est-ce que je peux voir le visage de la victime, s’il vous plaît ? » demanda le jeune adolescent. « Je te préviens, mon jeune garçon cette jeune fille s’est jetée d’un précipice. Ce n’est vraiment joli à voir » avertit le policier. Rodrigue avait des crépitements dans le cœur. Il avait tellement peur que ce soit sa bien-aimée, Maria.

« Je veux voir le corps ! » s’exclama l’adolescent. Le policier souleva la couverture. C’était atroce. La jeune fille qui était allongée là ne pouvait être sa Maria. Elle était couchée sans vie, elle avait des blessures partout, différentes parties de son corps n’étaient que des plaies sanglantes. Pourtant Rodrigue reconnut malgré tout cela, la trace de son doux visage d’ange qui lui souriait. Le policier fouillait dans les poches de la jeune fille. Il en sortit une lettre sur laquelle était écrit « Pour Rodrigue ». Il demanda au jeune garçon comment il s’appelait. Rodrigue lui répondit, les larmes aux yeux. Il sembla peiné à la réponse : « Tiens j’ai une lettre pour toi mon garçon, elle est de la part de la jeune victime » expliqua-t-il.

Rodrigue la prit comme on prend un objet sacré :

« Mon Rodrigue, mon amour, je ne sais comment te dire à quel point je suis peinée, mon cœur saigne, je n’ai de cesse de me répéter que plus jamais tu me regarderas avec des yeux plein d’amour. Je ne peux supporter ton regard plein de haine... »

C’était une lettre d’amour qui expliquait tout à Rodrigue, pourquoi elle avait fait cela, qu’elle l’aimait plus que tout, qu’elle était désolée, ... . Le jeune garçon, qui pleurait sans pouvoir s’arrêter, regardait pour la dernière fois celle qu’il avait tant aimée.

Rodrigue se sentait coupable de tout, il voulait lui aussi se donner la mort. En rentrant chez ses grands parents, il n’expliqua rien à personne. Il monta s’enfermer à clés dans sa chambre, d’où il ne sortit plus, même pas pour manger. Joseph et Mercedes apprirent la mauvaise nouvelle par les villageois. Les grands-parents de Rodrigue essayèrent de le convaincre de sortir, mais le jeune garçon leur répondit qu’il se laissait mourir pour se punir de tout le mal qu’il avait fait ». Les jours s’écoutaient. Sans Maria, ils étaient vides, de plus en plus longs, sans vie. Rodrigue pensait qu’il était un moins que rien, que s’il avait empêché ses parents de partir à la guerre, son père ne serait pas mort. S’il avait su écouter et pardonner, Maria serait toujours vivante. Toutes les personnes qu’il aimait perdaient la vie à cause de lui. Rodrigue vécut tous ces jours avec ces idées-là en tête.

Un matin, c’était l’hiver, la neige couvrait la montagne, il entendit des exclamations dans la maison. Ses grands-parents l’appelaient. Il descendit. Devant la cheminée allumée, se tenaient Nùria, sa mère et Sergi, son oncle. Il resta stupéfait, muet, sans comprendre, son regard allant de l’un à l’autre. Sergi avait beaucoup maigri et semblait épuisé, sa mère aussi paraissait fatiguée quoiqu’elle semblait avoir un peu grossi.

Voyant son trouble, Nuria s’approcha de lui et le prit dans ses bras en lui disant : « Mon enfant , ... » Ils restèrent collés l’un à l’autre pendant un long moment. Ils pleuraient tous les deux. Ensuite, ce fut le tour de Sergi. Après ces retrouvailles, ils s’assirent tous autour de la grande table avec Joseph et Mercedes. Tout le monte posait des questions. C’était si incroyable !

Nuria expliqua que le camion qui les emmenait vers l’arrière des lignes nationalistes pour être fusillés avait été attaqué par un groupe de soldats républicains en déroute qui les avaient libérés et emmenés avec eux à Valence. Dans la panique générale, ils n’avaient pas pu écrire grand chose et avaient préféré remonter prendre des affaires à Barcelone avant de le rejoindre en France.

A ce moment, Rodrigue demanda : « Maman, que s’est-il passé lorsque vous avez été faits prisonniers ? Qu’est devenu mon père ? »

Le regard de Nuria s’assombrit et elle baissa la tête. Elle se tut un long moment et personne ne dit un seul mot. Enfin, elle releva les yeux dans lesquels les larmes étaient contenus. « Je suis enceinte » dit-elle d’une voix lugubre.

« Quoi ... !!!? » s’étonna Rodrigue, surpris que cette bonne nouvelle l’attristât.

« Je vais t’expliquer ... ». De fines larmes coulaient sur son visage.

« Ce jour-là, il s’est passé des choses horribles, là où nous étions dans le village de Santa-Cruz. Nous soignions depuis des jours nos soldats, sans nous reposer. Pour la plupart ils avaient de très graves blessures et ne pouvaient être évacués. Nous étions protégés par le bataillon de ton père et de Sergi. Les deux camps se lançaient des bombes dans le village. Il y avait eu tellement de morts, que nous, les infirmières, nous nous étions habituées à toute cette horreur. Puis alors qu’on ne s’y attendait pas, Carlos Ruiz et ses hommes, ont fait irruption dans l’hôpital pour tuer les soldats blessés. Il les fit rassembler d’un côté et les médecins et infirmières de l’autre. Lorsqu’il passa devant moi, il s’arrêta. Et je lus dans son regard une noirceur que je n’avais jamais vu dans le regard d’un homme. Il ordonna qu’on fusille tous les blessés dans la cour de l’hôpital. Malgré mes cris, il m’entraina dans une des chambre et me jeta sur le lit.

Quand soudain le porte s’ouvrit brusquement. Je vis ton père qui arrivait comme un héros. Il se jeta sur lui pour me défendre. Une lutte acharnée commença entre eux. Ils se battaient à coups de poings, jusqu’à ce que l’horrible Carlos Rutiz tire un couteau de sa veste militaire. Il le planta dans la poitrine de ton père. Lorsque Joan glissa à terre, le meurtrier se jeta sur moi. J’avais beau crier, cette fois personne, ne vint m’aider. Il me viola avec toute la haine et le mépris du monde. Je m’évanouis ».

Pendant que Nuria parlait, Rodrigue s’était tû et serrait les poings.

« Nous allons devoir haïr cet enfant » hurla-t-il.

Nuria le regarda avec douceur et beaucoup de tristesse « Après m’être haïe, méprisée, j’ai décidé d’aimer cet enfant comme je t’aime toi, Rodrigue. Car ce n’est pas sa faute. Il ne peut pas répondre des actes de son père ». Rodrigue eut un choc. Il repensa aux mots que Maria lui avait écrit à la fin de sa lettre d’adieu : « Je ne réponds pas des actes de mon père, pardonne moi je t’aime ».

Un désespoir infini le paralysa. Malgré toute la haine qu’il avait ressenti quand il avait appris les conditions du décès de son père, Rodrigue ne voulait pas faire deux fois la même erreur. Sa mère et son oncle étaient les seules personnes qui lui restaient avec ses grands-parents. Et cet enfant était de son sang et ... de celui de Maria...

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Comme des dizaines de milliers d’autres, cette famille ordinaire allait devoir vivre une vie nouvelle, avec la naissance d’une petite fille qui s’appellera Maria. Mais ce sera une vie remplie de souvenirs douloureux. Rodrigue pensera toute sa vie à Maria, la seule femme qu’il aura aimé, et il essayera, en vain, d’oublier comme beaucoup de jeunes espagnols essayèrent de le faire...

...

Voyageur ! Il n’y a pas de chemins

Rien que des empreintes laissées sur la mer.

Antonio Machado

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