Le juge Baltasar Garzón a demandé le 1er septembre à plusieurs ministères et municipalités ainsi qu’à la Conférence épiscopale espagnole de l’informer des données dont ils disposent concernant les personnes disparues et enterrées dans des fosses communes pendant la guerre civile (1936-1939) et le régime franquiste (1939-1975). Cette initiative suscite beaucoup d’émotion. La procédure n’en est toutefois qu’à ses tout débuts : pour l’heure, le magistrat a lancé deux demandes d’information préliminaire afin de déterminer s’il est compétent ou non pour instruire la plainte pour crimes contre l’humanité imputés au régime du général Franco déposée par treize associations qui militent pour la récupération de la mémoire historique du franquisme.
Le Parti populaire [opposition de droite] et son dirigeant, Mariano Rajoy, reprochent à Garzón de vouloir “rouvrir les blessures du passé”. Les associations de magistrats critiquent sa démarche, estimant que la localisation des victimes et l’ouverture des fosses sont une tâche qui incombe à l’exécutif et qui doit être gérée par la voie administrative. D’autres objectent que l’Audience nationale [la plus haute instance pénale du pays, à laquelle est rattaché le juge Garzón] n’a pas compétence pour instruire des affaires de génocide ou de crimes contre l’humanité, à moins que les faits aient été commis à l’étranger, ou encore, comme le soulignait le procureur en chef de l’Audience nationale, hostile à cette procédure, que les délits invoqués sont prescrits ou ne sont pas passibles de poursuites en vertu de la loi d’amnistie votée par le Parlement espagnol en 1977 [ce texte, adopté pendant la période de transition vers la démocratie, amnistie les crimes découlant d’“actes à intention politique” commis avant le 15 décembre 1976].
Plusieurs de ces critiques sont largement fondées. Il se trouve que, en application du principe de compétence universelle, l’Audience nationale a instruit plusieurs plaintes pour génocide ou crimes contre l’humanité, terrorisme et torture, pour des faits qui se sont déroulés dans des pays aussi divers que le Guatemala, la Chine, le Tibet (deux plaintes), la Palestine, le Sahara-Occidental et le Rwanda (bien qu’il existe un tribunal international ad hoc pour juger le génocide rwandais). Quatre anciens nazis sont également poursuivis pour leur participation à des massacres perpétrés dans les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale, et l’instruction d’atrocités commises pendant les dictatures argentine [1976-1983] et chilienne [1973-1990] a été bouclée.
Justement, depuis que, avec l’arrestation du dictateur chilien Augusto Pinochet à Londres en 1998, la justice espagnole s’est mise à instruire des faits de génocide commis dans le monde entier, les pays incriminés lui ont reproché de ne pas mettre autant de zèle à faire chez elle ce qu’elle fait à l’étranger. Cette critique n’est pas entièrement fondée, puisque l’Audience nationale a instruit les crimes d’Etat perpétrés par les GAL [groupes parapoliciers ayant commis une vingtaine d’assassinats dans les milieux proches d’ETA] de 1982 à 1986 et les a dûment sanctionnés ; mais des attentats antérieurs, comme l’assassinat du dirigeant d’ETA José Miguel Beñarán, alias Argala - mort à Anglet en décembre 1978 dans l’explosion de son véhicule, cinq ans après avoir fait sauter la voiture dans laquelle se trouvait le chef du gouvernement de l’époque Luis Carrero Blanco -, n’ont en revanche jamais donné lieu à des poursuites en Espagne. Pas plus d’ailleurs que les actes de répression du régime franquiste. Jusqu’à présent, du moins.
Les juristes auront remarqué que Garzón réclame essentiellement des éléments sur des personnes disparues. C’est logique, puisque la législation internationale sur les droits de l’homme reconnaît que les disparitions forcées de personnes constituent un délit imprescriptible tant que les victimes n’ont pas été retrouvées. Les demandes d’information préliminaire de Garzón laissent penser qu’il cherche à établir une liste des personnes disparues dans toute l’Espagne, dont on pourrait déduire l’existence d’un plan systématique visant à éliminer les dissidents politiques, comme l’avaient fait en 1976 les militaires argentins, ce qui a permis de condamner en Espagne le capitaine de corvette Adolfo Scilingo pour crimes contre l’humanité.
Mais les disparus ne sont que l’aspect le moins polémique du dossier. Dans le cadre de la répression qui s’est abattue après la guerre civile, d’autres actes ont été commis : tortures, assassinats, confiscations de biens, adoption par les vainqueurs d’enfants de républicains victimes de représailles, persécutions politiques de professeurs et d’autres travailleurs dissidents. Aujourd’hui, ces actes seraient constitutifs du délit de crime contre l’humanité.
Mais, et c’est une autre des objections avancées, en vertu de la Constitution espagnole et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ratifié par l’Espagne, nul ne peut être condamné “pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international au moment où elles ont été commises”.
Or les faits dont il est question se sont déroulés à partir du 17 juillet 1936 [début du soulèvement contre la IIe République], alors que la législation internationale sur les droits de l’homme est issue essentiellement des procès de Nuremberg de 1945 contre les chefs du régime nazi. Les exécutions et disparitions de la guerre civile et du régime franquiste ne peuvent donc a priori être qualifiées de crimes contre l’humanité, puisqu’elles n’étaient pas considérées comme tels en 1936.
Des spécialistes du droit international soutiennent toutefois que Garzón serait habilité à enquêter sur ces faits en vertu de la “clause de Martens”, qui fait partie du droit des conflits armés depuis qu’elle a été inscrite dans le préambule de la Convention II de La Haye de 1899 et confirmée par le règlement de La Haye de 1907, sur lequel se fondait la doctrine de Nuremberg. Cette clause, défendue par le délégué russe Fiodor Martens à la Conférence de paix de La Haye de 1899, intégrait le droit coutumier aux traités internationaux sur les conflits armés et stipulait que les abus des vainqueurs sur les prisonniers ou sur les vaincus devaient être interprétés conformément aux “principes du droit des gens tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique”. Ce qui revient à dire qu’ils étaient constitutifs de délit.
Cette clause permettrait donc d’instruire et de sanctionner les crimes commis pendant la guerre civile et dans l’après-guerre tant par le camp nationaliste que par le camp républicain. On pourrait retrouver la piste des disparus, ouvrir des fosses communes afin d’identifier les victimes et enquêter sur d’autres délits. S’il parvenait à confirmer les éléments figurant dans les plaintes des treize associations, Garzón pourrait, dans le meilleur des cas, être amené à conclure que le général Franco et son régime, tant pendant la guerre civile qu’après la guerre, ont commis des crimes contre l’humanité. Il est toutefois probable que, une fois établie l’existence de délits imprescriptibles, il devra confier les cas concrets aux magistrats ayant juridiction sur le lieu où des cadavres auront été retrouvés ou bien où les crimes ont été commis.
Les responsables de ces délits, les généraux qui se sont soulevés contre la République, sont tous morts et le but n’est apparemment pas d’établir la responsabilité pénale individuelle d’Untel ou d’Untel pour des crimes isolés. Ainsi, que Garzón se déclare compétent ou non, on s’achemine vraisemblablement vers le classement de la procédure pénale.
Autre objection encore, celle formulée par le parquet de l’Audience nationale. Ce dernier a jugé irrecevables les plaintes des treize associations, arguant que, même si les faits étaient constitutifs de délit, ils sont prescrits et ne sont pas passibles de poursuites en vertu de la loi d’amnistie de 1977. Or l’application de la loi d’amnistie est également controversée. Comme le rappelle José Antonio Martín Pallín, membre de la Cour suprême espagnole, les tribunaux internationaux des droits de l’homme contestent de plus en plus la validité juridique des lois d’amnistie votées dans différents pays, comme le Pérou, le Chili ou l’Argentine, au motif qu’elles concernent des droits indérogeables. Ainsi, en 2006, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a invalidé les lois d’amnistie du Pérou dans son jugement de l’affaire du massacre de l’université de La Cantuta, et celles du Chili dans l’affaire de l’assassinat du communiste Luis Alfredo Almonacid. La Cour suprême argentine a également abrogé les lois dites “de devoir d’obéissance” et “de point final”, qui accordaient de fait l’amnistie aux chefs militaires responsables de la dictature argentine entre 1976 et 1983.
Pour ne rien arranger, comme tout, en droit, est sujet à interprétation, il est très probable que la chambre criminelle de l’Audience nationale finisse par intervenir et ordonner le classement du dossier, en se déclarant incompétente pour instruire des génocides ou des crimes contre l’humanité commis en Espagne.
José Yoldi
El País