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Interview
« Il ne suffit pas d’être brillant, il faut aussi être compris »
Le judiciaire est l’un des trois genres de l’ancienne rhétorique. Aujourd’hui encore, au tribunal, c’est bien l’art de l’argumentation qui emporte la conviction des jurés.
PROFIL
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TDC : Puisqu’il s’agit de convaincre, l’argumentation joue sans doute un rôle important dans une cour d’assises...
Jean-Pierre Getti. La cour d’assises a pour mission de juger les crimes, donc les infractions pénales les plus graves, et elle a ceci de particulier qu’aux trois magistrats professionnels sont associés neuf citoyens. Mais il faut rappeler que le président a pour mission d’évoquer les éléments à charge ou à décharge et non d’argumenter lui-même, en tout cas dans la phase des débats. Ceux qui sont amenés à le faire, ce sont les avocats généraux, qui soutiennent l’accusation, les avocats des victimes, s’il y en a, et, bien sûr, les avocats de la défense. C’est à eux de faire la démonstration de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. Le président, lui, veille, au cours de l’audience, à ce que les débats soient loyaux et contradictoires. Il s’agira ensuite, dans la salle des délibérations, à huis clos, d’évaluer les arguments des uns et des autres.
TDC : Quelle est la part du talent oratoire, de l’éloquence ?
J.-P.G. Je suis président de cour d’assises depuis onze ans, j’ai entendu quantité de plaidoiries, des catastrophiques et des formidables. Je suis toujours extrêmement impressionné de la force d’impact des mots. Quels que soient les arguments sur lesquels on s’appuie, la façon dont on les exprime joue un rôle déterminant. Et la force de conviction d’un avocat général ou d’un avocat de la défense contribue manifestement à orienter la conviction des jurés. J’ai assisté à des plaidoiries fantastiques d’intelligence, avec une tonalité, un rythme, un vocabulaire accessibles à n’importe lequel des jurés. Car il ne suffit pas d’être brillant, il faut aussi être compris.
TDC : Y a-t-il eu une évolution au cours des dernières décennies ?
J.-P.G. Tout à fait. Ou plutôt des évolutions, par vagues successives. Des modes. J’ai commencé ma carrière dans les années 1970, avec ce qu’on appelait alors les plaidoiries de rupture. Il y avait des actes de terrorisme graves (comme ceux d’Action directe), un extrémisme de gauche, un Syndicat de la magistrature très présent. Et, dans le système de défense des avocats, on retrouvait ces positions idéologiques, politiques. Cette phase de rupture succédait elle-même à une époque de grandiloquence, avec effets de manches, où il importait moins de convaincre que de briller. Ensuite, la société a changé, les prises de position se sont modérées. Au cours des années 1980, on est passé à un autre style, qui tendait, avec justesse me semble-t-il, à faire prévaloir l’humain sur le droit, à tenir compte du contexte social. Puis les choses ont encore évolué : à la suite d’un certain nombre d’affaires qui ont défrayé la chronique, le législateur a cru bon d’accroître les règles de procédure afin, pensait-il, de mieux garantir les droits du justiciable. Comme si la loi pouvait permettre d’éviter toute erreur judiciaire, alors qu’il y a tant d’autres facteurs qui peuvent jouer. Les avocats se sont davantage fondés sur les erreurs de droit, les nullités de procédure, les erreurs de qualification des faits, etc. On a donc eu des plaidoiries très techniques, au détriment souvent du fond et de l’aspect humain. Il me semble qu’on est arrivé aujourd’hui à un équilibre entre les arguments techniques et les arguments humains. Équilibre encore instable, car on a une inflation de textes nouveaux : or si la loi peut être une garantie pour le justiciable, en imposant au juge de respecter un certain nombre de règles, elle ne doit pas le brider dans sa recherche de la vérité.
TDC : Pour revenir à l’éloquence, celle-ci doit s’adapter aux jurés...
J.-P.G. Bien sûr. Cela se voit déjà au moment du tirage au sort, avec le droit de récusation, qui s’exerce sur trois critères : le sexe, l’âge et la profession. L’accusation et la défense peuvent donc, en fonction de la nature de l’affaire, « choisir » le jury. Ensuite, il est certain que les avocats, au cours des débats, observent les jurés. Et les pénalistes, ceux qui ont l’habitude de la cour d’assises, en tiennent compte dans leur argumentation. L’exercice de la cour d’assises est extrêmement difficile. À Paris, les avocats généraux de cour d’assises ne font que cela. Dans la périphérie et en province, ce sont des substituts qui habituellement requièrent en correctionnelle, et à l’occasion seulement en cour d’assises. Ce manque d’expérience nuit quelquefois à la pertinence de leurs arguments, car ils ont tendance à intervenir en cour d’assises comme ils le feraient en correctionnelle. Or un procès de cour d’assises dure au moins deux jours, alors que la même affaire prise par des magistrats professionnels durerait deux heures ! Et pendant ce temps consacré aux débats il y a des choses qui apparaissent et qui font évoluer la perception de l’affaire telle qu’on pouvait l’avoir à la fin de l’instruction. Or certains avocats généraux, qui n’ont pas cette expérience, s’arc-boutent sur leur position initiale. Au moment où ils argumentent, ils se trouvent en déphasage par rapport à ce que ressentent les jurés, et on aboutit à des décisions qu’ils comprennent mal. C’est valable également pour l’avocat de la défense, qui ne se rend pas compte que son client est « mal passé » et que les jurés ont mal ressenti sa déposition. C’est donc une expérience difficile à acquérir.
TDC : Justement, dans la formation des magistrats, y a-t-il une place pour l’éloquence ?
J.-P.G. Pour les avocats, oui. D’ailleurs, il faut savoir que, lorsqu’un avocat est nommé d’office, pour défendre un accusé qui n’a pas les moyens, en matière criminelle, celui-ci est en priorité l’un des secrétaires de la conférence du stage du barreau, c’est-à-dire des douze meilleurs avocats qui, après avoir fait un concours d’éloquence, ont obtenu ce statut. En ce qui concerne les magistrats, il y a une formation, mais qui reste hélas très restreinte.
TDC : Lors des délibérations, votre rôle consiste-t-il à redresser les choses ?
J.-P.G. Quand le travail est bien fait, on laisse les choses en
l’état. Mais il m’arrive de soutenir l’accusation
lorsqu’elle est mal faite et les arguments de la défense
lorsqu’elle n’a pas été à la
hauteur. La délibération est un moment très
important pour les jurés. La loi demande qu’elle se
décompose en deux temps : le premier est consacré
à la question de la culpabilité ou de l’innocence
de l’accusé, et, si celui-ci est reconnu coupable, le
second est consacré à la recherche de la peine. La loi
dit qu’il faut se fonder sur son « intime
conviction », mais encore faut-il l’étayer.
Ce n’est pas une intuition, mais un ensemble d’éléments
qui doivent nous amener à prendre une décision finale.
Chacun des arguments doit pouvoir être soumis à la
critique.
Le rôle du président consiste donc à
amener chaque juré à s’exprimer (certains le font
avec aisance, d’autres sont plus maladroits, d’autres
encore plus timides) et à argumenter pour faire valoir son
opinion. Je joue souvent le rôle de l’avocat du diable,
opposant à un juré en faveur de l’innocence des
contre-arguments allant dans le sens de la culpabilité, et
inversement. Il s’agit de s’assurer que le juré va
jusqu’au bout de son raisonnement. Il arrive d’ailleurs
que tel ou tel prenne alors conscience de sa faiblesse.
Ce que je
dis toujours aux jurés, le premier jour, c’est :
tant que vous n’avez pas mis votre bulletin dans l’urne,
soyez ouverts à tous les arguments. Il m’est arrivé
de changer totalement d’opinion entre la fin de l’audience
et la fin de la délibération. Je suis d’ailleurs
toujours très frappé du sens des responsabilités
des jurés, qui ont le souci d’éviter une erreur
judiciaire. De ce point de vue, je défends notre système
actuel. Nous avons tous à l’esprit des exemples
malheureux, comme Outreau ou d’autres, mais cela reste très
marginal, et je pense qu’à la cour d’assises sont
réunis tous les éléments pour rendre une justice
de qualité.
Pour TDC : Guy Belzane
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